VI.
La cupidité qui procède du mépris, de la souveraine majesté, est l'unique source de tous ces maux. Ceux qui ont été dans l'abondance ont commencé à garder pour eux ce qu'ils avaient. Chacun a réservé pour son usage particulier le fruit de son travail, et plusieurs ont été si injustes dans la recherche de leur intérêt qu'ils ont enlevé le bien d'autrui avec violence. Ils ont en quelque sorte arrêté le cours des faveurs du ciel, et voulu jouir seuls des biens que Dieu avait voulu rendre communs, afin qu'après avoir ôté aux pauvres les moyens de subsister, ils pussent les réduire à la servitude. Ils ont fait ensuite des lois très injustes qu'ils ont couvertes d'un prétexte de justice, et ont recherché la protection de l'autorité publique pour se maintenir contre la multitude dans la possession des trésors qu'ils amassaient par avarice. Après s'être ainsi éloignés de la justice, qui est toujours accompagnée de l'humanité et de la compassion, ils ont introduit une inégalité pleine d'orgueil, se sont élevés insolemment au-dessus des autres, ont pris des grades et se sont distingués par des habits éclatants et magnifiques, et par des armes qui n'étaient pas moins des marques de leur méfiance que de leur luxe. Ils ont inventé la pompe, les faisceaux, les piques et les hallebardes, pour imprimer la terreur dans l'esprit des peuples et pour exercer sur eux un empire absolu. Voilà l'état où les hommes furent réduits par ce roi, qui, après avoir vaincu et chassé son père, établit par la violence une tyrannie impie et abolit le siècle d'or. Il engagea les hommes comme malgré eux dans l'impiété, en les détournant du culte de Dieu par l'appréhension de l'insolente domination qu'il avait usurpée, et en les obligeant de lui rendre des honneurs divins. Qui n'aurait pas redouté un prince, qui ne paraissait jamais qu'entouré de ses gardes et au milieu de l'éclat et du bruit des armes? Qui aurait pu espérer un favorable traitement de celui qui n'avait pas épargné son père? Qui aurait osé résister ou entrepris de se faire craindre par celui qui avait exterminé les Titans, c'est-à-dire la race la plus belliqueuse et la plus puissance qu'il y eut alors sur la terre? Faut-il donc s'étonner que tout le monde se soit soumis avec une lâche complaisance à une si formidable domination, et que chacun se soit empressé de rendre de profondes soumissions à un roi auquel il était si dangereux de déplaire? Comme on s'imagine qu'il n'y a point de service si agréable aux princes que de les imiter, les hommes de ce temps-là renoncèrent aux exercices de la religion de peur de sembler lui reprocher par leurs actions son impiété et ses crimes. L'assiduité avec laquelle on suivit ses pernicieux exemples effaça peu à peu l'impression de la loi naturelle et autorisa le vice : il ne resta aucun vestige de la vertu du siècle précédent. La vérité disparut aussi bien que la justice, et il ne resta parmi les hommes que l'ignorance, l'erreur et l'aveuglement. Y a-t-il donc rien de si ridicule que ce que les poètes disent : « Que la justice s'est retirée au ciel, » c'est-à-dire au royaume de Jupiter? car si elle était sur la terre durant ce siècle d'or, elle en a été chassée par Jupiter qui a changé ce siècle-là. Il a changé ce siècle d'or et chassé la justice, quand il a aboli la religion, qui est l'unique lieu qui attache étroitement les hommes, comme des frères qui n'ont tous qu'un père commun, qui partagent également les biens qu'il répand sur eux, qui ne font mal à personne, qui ne ferment point leur porte à l'étranger, qui ne refusent point ceux qui leur demandent du secours, et qui font une généreuse profusion de tout ce qu'ils ont par une libéralité et par une magnificence qui, selon le jugement de Cicéron, sont des vertus toutes royales. Voilà un portrait fidèle de la justice de ce siècle d'or, qui a été changé en un autre siècle par Jupiter, lorsqu'il a introduit le culte des dieux.
