XXIII.
Je serais trop long si je faisais ici le dénombrement de toutes les vertus, pour montrer combien il est nécessaire que ceux qui désirent conserver la sagesse et la justice soient éloignés de l'amour des biens qui se rencontrent ordinairement entre les mains des impies, et qui, étant regardés par les ignorant comme la récompense de la piété, leur persuadent que le culte des dieux n'est pas moins légitime qui profitable ; je me contenterai d'apporter l'exemple d'une seule vertu pour prouver ce que je prétends. La patience est une des plus considérables ; elle est également louée des peuples et des savants, des orateurs et des philosophes. Que si l'on ne peut nier que ce ne soit une excellente vertu, on ne peut aussi nier que jamais elle ne sera réduite et pratiquée par un homme sage et juste, à moins qu'il ne mil sous la puissance d'un homme injuste : car le devoir de la patience est de souffrir sans trouble le mal que l'on nous fait ou qui nous arrive. Cet homme sage et juste doit être capable de la patience, puisqu'il est capable de toutes les vertus; et néanmoins il ne la pourrait exercer s'il n'éprouvait quelque disgrâce : celui qui est toujours dans la prospérité n'a aucune occasion d'exercer la patience, et ainsi est privé d'une excellente vertu. Je dis qu'il n'exerce point la patience, parce qu'il ne souffre aucun mal. Il ne saurait non plus conserver l'innocence, qui est la vertu particulière du sage et du juste : bien loin de la conserver, il la perd en désirant le bien d'autrui, en l'enlevant avec violence, et en se portant avec une licence effrénée à toutes sortes d'excès, parce qu'il n'a aucune vertu qui le retienne et le modère. Il affecte d'exercer une domination injurieuse sur des personnes libres, parce qu'il n'a pas la force de réprimer son ambition, et qu'il s'enfle d'orgueil au lieu de faire réflexion sur sa faiblesse. Les impies, qui ne connaissent point Dieu, sont souvent environnés d'honneur et de gloire : ces biens temporels et passagers, dont l'acquisition est souvent injuste et la jouissance criminelle, sont l'unique récompense qu'ils peuvent espérer. Le juste et le sage, sachant, comme dit Laelius, que tous ces biens-là sont humains et temporels, au lieu que les siens sont éternels et divins, il ne désire rien de ce qui appartient à un autre, de peur de lui faire injure, et ne recherche ni les dignités ni la puissance : il regarde tous les hommes comme ses frères et comme les enfants de Dieu, qui est leur père commun; il se contente du peu qu'il a, parce qu'il ne veut que ce qui lui est nécessaire pour passer cette vie qui est fort courte; il a même tant de charité qu'il donne une partie de ce qu'il possède à ceux qui possèdent moins que lui ; il méprise les plaisirs défendus, parce qu'il garde la continence et qu'il dompte ses passions; il n'est point enflé d'orgueil, ne s'élève point insolemment au-dessus des autres ; mais les connaissant parfaitement, il est d'une humeur douce et traitable, et entretient la paix avec tout le monde. L'homme juste et l'homme sage ne faisant, comme je l'ai dit, tort à personne, ne désirant rien du bien d'autrui, ne défendant pas même le sien lorsqu'on le lui enlève avec violence, doit nécessairement tomber sous la puissance des médians et des impies, et souffrir les persécutions qu'ils lui voudront faire, afin que d'un côté ils comblent la mesure de leurs crimes, et que de l'autre il triomphe de leurs crimes par sa vertu.
Que si quelqu'un souhaite d'être plus particulièrement informé des raisons pour lesquelles Dieu permet que les médians soient riches, puissants et heureux sur la terre, et que les gens de bien soient pauvres, faibles et malheureux, qu'il prenne entre ses mains un livre de Sénèque, dont le titre est : Pourquoi plusieurs malheurs arrivent aux personnes de probité, bien qu'il y ait une Providence? Ce philosophe a avancé dans cet ouvrage une grande quantité de propositions qui n'ont rien de l'ignorance du siècle et qui semblent plutôt venir de la sagesse de Dieu. « Dieu, dit-il, regarde les hommes comme ses enfants; il permet que les débauchés et les vicieux vivent dans le dérèglement et dans le désordre, parce qu'il ne juge pas qu'ils méritent qu'il les corrige et les réforme. Au contraire, il exerce la vertu des gens de bien par des travaux continuels, de peur que la jouissance des biens ne les corrompe. » C'est pourquoi personne ne doit s'étonner que Dieu châtie quelquefois nos crimes. Quand il semble nous traiter avec la plus grande sévérité, nous lui rendons de très humbles actions de grâces de ce qu'au lieu de souffrir le débordement de notre corruption il la fasse avorter par le châtiment d'une justice pleine de bonté. Le soin qu'il prend de nous châtier est une preuve de la vigilance avec laquelle il veille sur notre conduite. Il lui était aisé de nous combler de biens, comme il en combla autrefois les Juifs, et de nous mettre entre les mains et l'autorité et l'empire ; mais il a voulu nous laisser dans l'indépendance, de peur qu'une trop grande prospérité ne nous jetât dans le luxe et n'effaçât ses commandements de notre mémoire, comme elle les effaça autrefois de celle des Juifs qui sont nos pères. Il garde ce sage tempérament, de nous procurer du repos quand nous observons ses préceptes, et de nous punir quand nous les, violons. Il veut que ceux sous la puissance desquels il nous a mis nous affligent, de peur que nous ne nous corrompions dans l'oisiveté comme nos pères, pour avoir lieu de nous soutenir si nous sommes ébranles, de nous relever si nous tombons, et de nous couronner si nous demeurons fermes et fidèles. Comment un général d'armée éprouverait-il ses soldats, s'il n'avait pas d'ennemis à combattre? Il n'y a point de général qui n'en ait malgré lui, parce qu'il est sujet à la mort et à la défaite. Bien que Dieu ne puisse avoir d'ennemis, il ne laisse pas d'en susciter qui prennent les armes non contre lui, mais contre les soldats qui combattent sous ses enseignes, afin qu'en relevant leur courage et en éprouvant leur fidélité, il rétablisse parmi eux la vigueur de la discipline.
Il y a une autre raison pour laquelle Dieu permet les persécutions, qui est : qu'elles contribuent à l'accroissement de la foi et à la multiplication des chrétiens. Il n'est pas malaisé de montrer comment cela arrive. Il y a des personnes qui sont détournées du culte des dieux par la vue des cruautés que l'on exerce contre nous ; il y en a d'autres qui sont attirées à notre communion par l'admiration de notre constance et de notre fidélité. Quelques-uns se doutent que ce n'est pas sans raison qu'un si grand nombre d'hommes soutiennent que le culte des dieux est criminel, et qu'ils aiment mieux mourir que d'en souiller leur conscience; d'autres sont touchés de la curiosité de savoir quel est ce bien que les chrétiens défendent jusqu'au dernier soupir, pour lequel ils méprisent la vie et tout ce qu'elle a de plus cher, et souffrent la mort avec ce qu'elle a de plus terrible, comme les douleurs les plus sensibles et les supplices les plus exquis. Ces considérations-là font de fortes impressions sur les esprits ; mais rien n'augmente plus notre nombre que quand le peuple entend dire aux martyrs au milieu des tourments : qu'ils n'offrent point de sacrifices à des pierres taillées par la main des hommes, mais à un Dieu vivant qui est dans le ciel. Plusieurs y font attention, et reconnaissent que c'est la justice et la vérité. Il arrive souvent que quand les païens raisonnent entre eux, et qu'ils recherchent la cause de la fermeté que les chrétiens font paraître, ils répètent tout ce qu'ils ont entendu dire de notre religion ; et comme parmi cela il y a quantité de bonnes choses, ils ne manquent pas de les approuver. Les châtiments dont la justice divine punit nos persécuteurs portent un grand nombre de personnes à embrasser notre religion. Ceux qui ont été délivrés des démons qui les possédaient se croient obligés par reconnaissance à faire profession de la piété dont ils ont reçu un secours si salutaire. Tous ces motifs différents attirent une grande foule de personnes au service de notre Dieu.
