XIX.
La raison pour laquelle ces philosophes ont soutenu que c'est une folie d'aimer mieux mourir que de nuire à quelqu'un, est qu'ils ont été persuadés que la mort détruit entièrement l'homme. En effet, si la mort nous anéantit, il semble que c'est la dernière de toutes les imprudences de ne pas faire tout ce qui dépend de nous pour conserver longtemps cette vie et pour Coûter tous les plaisirs qu'elle peut fournir. Ce que personne ne peut jamais faire sans s'éloigner extrêmement de la justice. Ma si cette vie est suivie d'une autre et plus longue et plus heureuse, comme les raisons des plus célèbres philosophes, les réponses des oracles et les prédictions des prophètes nous en assurent, un homme sage sait mépriser celle-ci avec tous les avantages qui l'accompagnent, et se consoler de leur perte, par l'espérance de l'immortalité dont elle est récompensée. Lélius, que Cicéron avait chargé de la défense de la vertu, parle de cette sorte dans un dialogue de ce célèbre orateur. « La vertu recherche la gloire et n'a point d'autre récompense. » Elle en a une qui est très digne d'elle, Lélius; mais vous ne vous en pouviez douter, parce que vous n'aviez aucune teinture des lettres saintes. » Elle demande, continue-t-il, fort honnêtement et sans aucune importunité les louanges qu'elle désire. » Vous vous trompez fort si vous croyez qu'il y ait aucun honneur qui puisse dignement récompenser la vertu, vous, dis-je, qui avez parlé dans un autre endroit en ces termes : « Quelles richesses, quels royaumes, et quels empires pourriez-vous offrir à un homme qui est dans cette disposition? Il sait que tous ces biens-là n'ont rien que d'humain et de temporel, au lieu que ceux qu'il possède sont divins et éternels. » Qui vous prendra jamais pour un homme sage, puisque vous ne vous accordez pas avec vous-même, et que vous ôtez à la vertu les avantages que vous lui aviez donnés ? C'est l'ignorance de la vérité qui vous met de la sorte dans l'incertitude et dans le doute. Vous ajoutez ce qui suit : « Mais la vertu ne sera-t-elle pas privée de sa récompense, ou par la puissance de ses ennemis, ou par la jalousie de ses envieux, ou par l'ingratitude du peuple? » Que la vertu dont vous parlez est vaine ! Qu'elle est faible, puisqu'elle peut être privée si aisément de sa récompense! Puisque ses biens sont des biens qui lui viennent du ciel, et qu'elle reçoit de la main de Dieu, comment se trouve-t-il des hommes ou assez envieux, ou assez ingrats, ou assez puissants pour les lui ravir. « Elle a, dites-vous, de quoi se consoler et elle se maintient par sa bonté naturelle. » Quelle consolation a-t-elle quand elle est accusée de plusieurs crimes, et quelle beauté quand elle est flétrie comme une coupable? Lorsqu'elle est persécutée, comme dit Furius, qu'elle est tourmentée, dépouillée chassée, chargée de chaînes, condamnée, lorsqu'on lui coupe les mains, qu'on lui crève les yeux, qu'on la brûle, et qu'on la fait mourir, perd-elle sa récompense, ou périt-elle elle-même. Nullement, elle reçoit sa récompense de la main de Dieu, et jouit d'une vie immortelle. Il semble que sans cette récompense il n'y aurait rien de si inutile, ni de si extravagant que la vertu. Mais cette récompense-là même est une preuve de l'immortalité de l'âme. Dieu a voulu que la vertu fût cachée sous l'apparence de la folie, afin que les mystères de notre religion demeurassent comme voilés, que l'orgueil de la sagesse humaine fût confondu, que le chemin du ciel fût et plus étroit et plus difficile. J'ai déjà expliqué, si je ne me trompe, les raisons pour lesquelles les chrétiens paraissent insensés et extravagants à ceux qui le sont en effet; car il leur semble que ce n'est pas une extravagance moins ridicule de souffrir les supplices et la mort même, plutôt que de jeter trois grains d'encens dans le feu, que de préférer dans un extrême péril la vie d'autrui à la sienne. C'est qu'ils ne savent pas combien c'est un vice énorme d'adorer quelque autre chose que Dieu qui a créé le ciel et la terre, qui a produit l'homme, qui a formé son corps, et qui lui a inspiré la vie. Que si un esclave qui s'enfuit de la maison de son maître passe pour un perfide, et est jugé digne des fers, de la prison, et d'autres plus grands supplices; si un fils qui abandonne son père et qui méprise ses commandements, mérite d'être privé de sa succession comme un impie et un perdu, celui qui refuse à Dieu le culte et le service qu'il lui doit, n'est-il pas infiniment plus coupable, puisqu'il offense par le même crime et son maître et son père? Un maître qui a acheté un esclave ne le nourrit que pour le service qu'il en attend. Un père n'a en son pouvoir ni le moment de la conception de son fils, ni celui de sa naissance, ni la conservation de sa vie; ce qui fait voir qu'il est plutôt le ministre dont Dieu s'est servi pour mettre ce fils au monde qu'il n'en est le véritable père. De quel supplice est digne celui qui abandonne ce père et ce maître, si ce n'est du feu éternel, quia été préparé aux anges rebelles et dont les prophètes menacent les impies?
