XIII.
Le nombre des chrétiens croît de jour on jour, et comme il n'est pas même diminué par la fureur de la persécution, parce qu'encore que quelques-uns puissent tomber par faiblesse et sacrifier aux idoles, il n'y en a point qui puisse réellement abandonner Dieu et renoncer à la vérité ; y a-t-il quelqu'un assez stupide et assez aveugle pour douter de quel côté est la sagesse ? Il semble pourtant que les païens en doutent, puisqu'ils regardent comme des fous ceux qui, ayant le pouvoir de s'exempter des supplices, les subissent volontairement et n'appréhendent point la mort. Ils devraient plutôt reconnaître par cela même combien ils sont sages ; car il n'est pas possible qu'une multitude si prodigieuse de personnes répandues par toute la terre conviennent ensemble de tenir une conduite qui serait remplie de folie. Car si ce n'est que par la faiblesse du sexe que les femmes embrassent notre religion, que les femmes appellent souvent une superstition de vieille, on ne peut pas dire la même chose des hommes, et on est obligé d'avouer qu'ils ont de la force d'esprit. Si les jeunes gens sont imprudents et indiscrets, les vieillards sont prudents et avisés. Si tous les habitants d'une ville s'égarent, les habitants des autres villes ne suivent pas leur égarement ; si une province ou une nation entière tombe dans l'erreur, les autres s'en aperçoivent et s'en détournent. La parfaite intelligence avec laquelle ces personnes de tout sexe, de tout âge et de tout pays, conspirent ensemble, depuis l'orient jusqu'à l'occident, pour servir Dieu, pour souffrir les plus cruels tourments avec une patience invincible, et pour mépriser la mort, devait faire juger aux païens qu'une manière d'agir si extraordinaire était fondée sur de solides raisons. Ils devaient reconnaître qu'une religion, qu'aucune persécution ne peut détruire, a des fondements inébranlables. Ils se vantent quelquefois de l'avoir abattue quand ils ont fait tomber un des nôtres dans l'idolâtrie ; mais en ce point ils ne découvrent pas moins leur ignorance que leur malice, parce que ceux qui ont été assez malheureux pour tomber, peuvent se relever par la pénitence, et qu'il ne se trouve point de chrétien si peu attaché au service de Dieu qu'il n'y retourne avec plus de zèle que jamais dès qu'il en a le pouvoir, et qui ne fasse tout ce qu'il peut pour apaiser sa colère. Le souvenir de son péché et l'appréhension du châtiment qu'il mérite le rendent plus retenu et plus attentif. Quand sa foi a été une fois rétablie par la pénitence, elle est plus ferme qu'elle n'était avant sa chute. Quelle raison les païens ont-ils de croire que notre Dieu soit assez sévère et assez implacable pour ne vouloir jamais pardonner à ceux qui, par violence et par contrainte, ont sacrifié aux idoles, puisque, quand leurs dieux sont irrités, ils les apaisent par des odeurs, par des présents et par des sacrifices ? Est-ce qu'ils s'imaginent qu'une conscience une fois souillée par leurs abominables sacrifices, se portera d'elle-même à l'impiété qu'elle n'a commise que quand elle a été vaincue par la force des tourments ? S'acquitte-t-on volontiers d'un devoir auquel on a été poussé par les plus injurieux de tous les traitements ? Y a-t-il quelqu'un qui puisse voir son corps couvert de cicatrices sans concevoir de l'indignation contre les idoles à l'occasion desquelles il les a reçues? Dès que Dieu a rendu la paix à l'Église, ceux qui s'étaient détournés de son service y retournent, et un nouveau peuple, attiré par l'admiration et la constance des martyrs, y accourt en foule. Quand on voit qu'ils ne se lassent pas sitôt de souffrir que les bourreaux ne se lassent de les tourmenter, on reconnaît que la parfaite intelligence qui les unit pour soutenir la même foi, que la patience qui endure les tourments et la générosité de ceux qui méprisent la mort, ne peuvent procéder que d'une protection toute particulière d'une puissance infinie. Les plus robustes d'entre les païens cèdent à la violence de la douleur quand on les exécute à mort pour leurs crimes; ils gémissent et ils crient, parce qu'ils n'ont pas une patience qui leur soit inspirée du ciel. Au contraire il se trouve parmi nous des enfants et des femmes qui surmontent la rage des bourreaux sans dire une seule parole, et l'activité du feu sans pousser le moindre soupir. Que Rome se vante d'avoir porté Scævola et Régulus, dont le dernier aima mieux mourir que de vivre en servitude, et le premier se brûla la main pour frapper l'esprit de l'ennemi qu'il avait voulu tuer, et obtint par ce châtiment volontaire la vie qu'il avait méritée de perdre : des personnes dont le sens semble n'avoir que l'infirmité en partage, d'autres dont l'âge n'a rien que de faible, de tendre et de délicat, se laissent déchirer et brûler tout le corps, non par nécessité, parce qu'il ne dépend que d'eux d'éviter ces traitements, mais par un effet de leur liberté, parce qu'ils ont mis en Dieu leur confiance.
