XV.
Ce n'est pas sans sujet que les païens prennent pour des insensés des hommes qui sont en effet fort sages, car bien qu'en cela ils se trompent, ils ne laissent pas d'avoir quelque sorte de fondement. Je tâcherai de découvrir ici la force de leur erreur, afin qu'ils s'en corrigent s'il leur est possible. La justice a quelque apparence de folie, comme il n'est que trop aisé de le prouver tant par l'autorité des nommes que par celle de Dieu même. Peut-être que je ne remporterai aucun avantage sur l'opiniâtreté de leurs esprits, si je ne leur fais voir par leurs propres auteurs que, pour être juste, ce que l'on ne peut être sans être aussi sage, il est nécessaire de paraître fou. Carnéade était un philosophe de la secte des académiciens; et, quiconque ne connaîtra pas la subtilité et la foi-ce de sont esprit, pourra l'apprendre de Cicéron et de Lucilius, qui, introduisant Neptune qui traite une matière fort difficile, lui fait dire, « que quand Carnéade reviendrait de l'autre monde, il ne la pourrait éclaircir. » Ce Carnéade donc, ayant été envoyé à Rome par les Athéniens en qualité d'ambassadeur, fit un long discours pour la justice, en présence de Galba et de Caton, les plus célèbres orateurs de leur siècle. Le jour suivant, il fit un discours contre la justice: en quoi il est clair qu'il ne se conduisait pas avec la gravité d'un philosophe qui ne doit pas changer légèrement de sentiment, mais qu'il s'exerçait comme un avocat qui parle tantôt pour une partie et tantôt pour l'autre, ce qu'il faisait souvent à dessein de se rendre plus capable de réfuter ceux qui soutenaient des opinions différentes des siennes. Furius rapporte dans Cicéron les raisonnements que Carnéade fit contre la justice, et je crois qu'il les rapporte à l'occasion de la forme du gouvernement et de la police dont il parlait, et qu'il ne croyait pas pouvoir subsister sans la justice. Carnéade ayant entrepris dans le premier discours de défendre la justice, réfuta ce qu'Aristote et Platon avaient avancé contre elle; mais il ne le réfuta qu'à dessein d'enchérir encore sur eux, comme il le fit le jour suivant. Il était aisé d'abattre une justice qui n'était appuyée sur aucun fondement, et d'assurer que c'était en vain qu'on la cherchait et que l'on entreprenait d'expliquer ce que c'était, puisque en effet elle ne se trouvait pas sur la terre. Plût à Dieu que ces grands hommes eussent eu autant de talent et de capacité qu'ils avaient d'éloquence ou de courage, pour défendre cette excellente vertu qui est fondée sur la religion et sur l'équité. Je me propose de la décrire ici en peu de paroles, à dessein de faire voir que les philosophes ne l'ayant point connue, ils n'ont eu garde de la défendre. Bien qu'elle renferme toutes les vertus, il y en a néanmoins deux dont elle ne peut jamais être séparée la piété et l'équité. D'autres vertus, comme la bonne foi, la tempérance, la probité, l'innocence, l'intégrité, se peuvent rencontrer en quelques personnes, soit par un effet de la bonté de leur naturel, soit par le soin que leurs parents ont pris de les bien élever, bien que ces personnes-là ne sachent pas ce que c'est que la justice. Les anciens Romains qui se vantaient d'avoir la justice, avaient peut-être ces vertus-là qui viennent d'elle et qui en peuvent être séparées. La piété et l'équité sont comme les deux sœurs. La première la produit et la seconde la renferme. La piété n'est autre chose, selon la pensée de Trismégiste, que la connaissance de Dieu. Cette connaissance consiste principalement dans le culte qu'on lui rend. Ainsi, quiconque n'est pas instruit des maximes de la religion qui règle ce culte, ne peut rien savoir de la justice. Platon a dit beaucoup de choses de Dieu, qu'il reconnaît pour auteur du monde, mais il n'a rien dit de la religion. Il n'avait eu de Dieu que des idées fort imparfaites et semblables aux rêveries et aux songes. Que si lui, ou quelque autre, avait entrepris la défense de la justice, il aurait dû renverser ce culte des dieux parce qu'il est contraire à la piété. Socrate fut mis en prison pour l'avoir entrepris; et le traitement qu'il reçut alors fut un présage de celui que recevraient les chrétiens qui feraient un jour profession de la véritable justice et du culte de Dieu.
L'équité est l'autre partie de la justice. Je ne parle pas ici de celle qui consiste à bien juger, ce qui est fort louable dans les personnes auxquelles cette fonction est confiée. Je parle de celle qui consiste à s'égaler, en quelque sorte, avec les autres et qui est appelée par Cicéron équabilité. Dieu qui est le père commun des hommes, les a faits égaux, les a mis sur la terre aux mêmes conditions, les a rendus capables de la sagesse, leur a promis l'immortalité, et n'en a privé aucun de ses faveurs célestes. Il leur a communiqué l'équité et la vertu, de la même sorte qu'il leur a accordé la jouissance de la lumière, de l'eau des fontaines, des aliments, du repos et du sommeil. Il n'en a fait aucun esclave ni aucun seigneur. Il est leur père commun et il les traite également comme ses enfants. Il n'en connaît pas de pauvres, si ce n'est ceux qui n'ont point de justice. Il n'en connaît point de riches, si ce n'est ceux qui sont remplis de vertus. Il n'en voit point qui excelle au-dessus des autres, si ce n'est ceux qui se distinguent par l'innocence ou par la pureté de leurs mœurs. Il n'en tient aucun illustre, si ce ne sont ceux qui font une ample profusion de leurs biens pour le soulagement des misérables. Enfin il n'en tient aucun parfait, si ce ne sont ceux auxquels il ne manque aucune vertu.
Voilà pourquoi les Romains ni les Grecs n'ont pu conserver parmi eux la justice. Ils ont eu une trop grande variété de conditions et de rangs : des pauvres et des riches, des faibles et des puissants, des particuliers et des princes. Il n'y a point d'équité où il n'y a point d'égalité. L'inégalité exclut la justice, dont le principal devoir est de rendre égaux ceux qui ont reçu aux mêmes conditions la jouissance de cette vie.
