X.
Il est à propos de savoir quelle est leur piété, afin de pouvoir juger ce qu'ils font qui y soit conforme ou qui y soit contraire. Mais de peur qu'on ne s'imagine que j'ai dessein de les maltraiter, je choisirai un personnage que les poètes ont proposé comme un modèle parfait de piété. Voyons donc quels préceptes de justice a donnés le roi que Virgile décrit comme un prince plus juste que nul autre, plus vénérable par sa piété et plus redoutable par sa valeur. Les effets de sa justice furent de lier les mains derrière le dos à ceux qu'il immolait aux dieux souterrains, et à ceux dont il répandait le sang. Que peut-on jamais imaginer de si extravagant qu'une piété qui sacrifie des hommes en l'honneur des morts, et qui se sert de sang humain au lieu d'huile pour entretenir le feu? Peut-être n'est-ce pas la faute du héros et que c'est celle du poète qui a flétri par une accusation si atroce un homme si célèbre par sa piété? Où est donc cette piété? Où est cet Enée si religieux ? Voici une preuve fort authentique de l'amour qu'il avait pour cette vertu. Il immola aux Mânes quatre jeunes hommes qui avaient été élevés par Ufens et arrosa le bûcher de leur sang. Pourquoi est-ce donc que, dans le temps même qu'il envoyait à l'autel des hommes liés comme des victimes, il protestait souhaiter faire ce qu'il pouvait, et ne faisait pas, c'est-à-dire leur sauver la vie ? Ne les avait-il pas entre les mains et ne dépendait-il pas de lui de ne pas les immoler ? Mais ce n'est pas, comme je l'ai déjà marqué, la faute d'Enée qui n'avait peut-être aucune teinture des lettres ni des sciences; c'est la vôtre, je vous le dis, Virgile, qui, avec toute votre érudition avez ignoré en quoi consiste la piété, et avez pris une action criminelle et très détestable pour un des principaux devoirs de cette vertu. Vous dites qu'il a été fort pieux, parce qu'il a aimé tendrement son père. Pourquoi avec sa piété a-t-il refusé la vie à des personnes qui la lui demandaient par la mémoire de son père, par l'espérance de son fils ? et pourquoi s'est-il tellement abandonné à la colère qui le possédait, qu'il les a fait immoler? Un homme qui entrait si promptement en fureur et qui ne se pouvait apaiser, lors même qu'on le conjurait par les mânes d'Anchise son père, pouvait-il avoir la moindre vertu? Il n'avait aucune piété, puisqu'il a fait mourir des personnes qui, bien loin de lui résister, lui demandaient la vie avec toute la soumission possible. Quelqu'un me demandera peut-être : « Où est donc la piété? » Elle est parmi ceux qui ne connaissent pas l'usage des armes, qui entretiennent la paix avec tout le monde, qui sont amis de leurs propres ennemis, qui chérissent tous les hommes comme leurs frères, et qui sont maîtres de leur colère et de leurs autres passions. De quels nuages et de quelles ténèbres faut-il que soient couverts des esprits qui s'imaginent être fort pieux dans le temps qu'ils ne sont que des impies; car plus ils sont attachés au culte des idoles, plus ils sont éloignés du respect et du service qu'ils doivent à Dieu. Lorsqu'en punition de leur impiété ils sont accablés de maux extraordinaires, ils en ignorent la cause et en rejettent la faute sur la fortune, ou bien ils entrent dans les sentiments d'Épicure, qui était persuadé que les dieux ne se soucient de rien, et qu'ils ne sont ni adoucis par les marques de nos respects, ni irrités par celles de notre mépris. L'opinion de ce philosophe était fondée sur la prospérité dont jouissent souvent ceux qui négligent le culte des dieux, et sur les disgrâces qui surviennent à ceux qui les révèrent et qui paraissant fort gens de bien, semblent n'avoir pas mérité les malheurs qui les accablent. Ainsi ils se consolent par les plaintes qu'ils font contre la fortune, et ils ne prennent pas garde que, s'il y avait en effet une déesse de ce nom, elle ne serait pas contraire à ceux qui lui rendraient des soumissions et des hommages. C'est donc avec justice que Dieu, offensé par la fausse piété des païens, les châtie avec une grande sévérité; car quand ils ne feraient mal à personne et qu'ils mèneraient une vie qui semblerait fort innocente, ils ne laisseraient pas d'exciter l'indignation de Dieu et d'encourir sa haine par le culte qu'ils rendent aux idoles, et d'être en effet très éloignés de la justice et de la piété. La preuve en est fort aisée : comment des hommes qui adorent des dieux aussi cruels que Mars et Bellone, s'abstiendraient-ils de répandre le sang? Comment pourraient-ils ou respecter leur père, ou aimer leurs enfants, dans le temps qu'ils révèrent Jupiter qui a pris les armes contre son père, et Saturne qui a mangé ses enfants? Quel soin auront-ils de la pudeur, en adorant une déesse qui se montre toute nue et qui est comme prostituée à tous les dieux ? Comment s'abstiendront-ils de tromper et de voler, ayant connaissance des vols de Mercure, qui enseignait que c'était une adresse fort louable que de tromper? Comment réprimeront-ils les mouvements de la volupté pendant qu’ils révèrent Jupiter, Hercule, Bacchus, Apollon et les autres, dont les adultères et les abominables débordements sont non seulement connus des savants, mais encore publiés sur les théâtres, de peur qu'ils ne soient ignorés du peuple ? Quand ils auraient le meilleur naturel du monde, ils ne pourraient avoir aucune probité, puisque leurs dieux les corrompent ; il n'y a point d'autre moyen de se rendre un dieu favorable que de faire ce qu'il approuve. Son exemple sert de loi, et l'imitation de ses actions est le plus religieux culte qu'on puisse lui rendre.
