XI.
Ces hommes qui imitent parfaitement les mœurs de leurs dieux, et qui n'ont que de l'horreur pour la vertu, traitent avec la dernière violence les personnes dans lesquelles ils la trouvent. C'est avec raison que les prophètes les ont appelés des bêtes. Cicéron dit fort à propos à ce sujet : « S'il n'y a personne qui n'aimât mieux mourir que d'être changé en bête, bien que sous la figure de bête il conservât son âme et son esprit, n'est-ce pas une misère beaucoup plus déplorable d'avoir une âme de bête sous une figure d'homme? » Elle est sans doute d'autant plus déplorable que l'âme est plus élevée au-dessus du corps. Ces hommes plus cruels que les bêtes, ont de la complaisance pour eux-mêmes, et se glorifient de l'excellence de leur nature, bien qu'ils n'en aient que le dehors et la figure extérieure. Le Caucase, l'Hyrcanie et les Indes n'ont jamais rien produit de si farouche ni de si cruel. La rage des bêtes se borne à remplir leur ventre; elle cesse aussitôt que leur faim est apaisée. Mais il n'y a point de rage si cruelle que celle des hommes qui répandent le sang, qui portent partout la terreur et la tristesse, et qui font voir la mort sous les images les plus affreuses qu'elle puisse avoir.
Il est difficile de faire une fidèle peinture de la monstrueuse cruauté de cette bête qui, sans sortir de l'endroit où elle est couchée, fait un horrible carnage sur toute la surface de la terre, déchire les membres avec des dents de fer, les met en pièces, brise les os, et dissipe les cendres des morts pour les priver de la sépulture, comme si ceux qui, confessant le nom de Dieu, affectaient que le peuple vînt en foule autour de leur tombeau, et qu'ils ne souhaitassent pas plutôt aller trouver leur curateur et leur père. Quelle folie, quelle rage, de refuser aux vivants la jouissance de la lumière et aux morts le repos de la sépulture ! Il n'y a point, à mon sens, de condition si misérable que celle où sont engagés ceux que la fureur des autres a choisis pour en faire ses ministres. Ce n'est pas être élevé à une dignité que d'être destiné A un tel office ; c'est être condamné, par les événements, à faire le métier infâme de bourreau, et, par Dieu, à être éternellement malheureux. Il est impossible de raconter les cruautés exercées contre nous dans l'étendue de toute la terre. Il faudrait faire de gros volumes pour en marquer les espèces. Ceux qui ont reçu le pouvoir de nous persécuter en ont usé, chacun selon leur naturel. Plusieurs ont dépassé les ordres qu'ils avaient reçus et en ont fait plus qu'il ne leur était commandé, les uns par une excessive timidité, les autres par l'aversion qu'ils avaient de la vertu, les autres par l'inclination naturelle qui les portait à la cruauté, les autres par complaisance, par ambition, et par le désir de s'élever. Quelques-uns ont commandé le meurtre avec une étrange précipitation, comme un juge de Phrygie, qui fit brûler les chrétiens dans le lieu où ils s'étaient assemblés. Il était en cela d'autant plus doux qu'il paraissait plus cruel. Il n'y a point de rigueur si terrible que celle qui est cachée sous l'apparence de la clémence; il n'y a point de bourreau si inhumain que celui qui est résolu de ne faire mourir personne. Il n'est pas possible d'exprimer la diversité ni la rigueur des supplices que les juges ont inventés pour venir à bout de ce dessein, non seulement ils sont bien aises de pouvoir se vanter de n'avoir fait mourir aucun innocent, mais j'en ai vu plusieurs qui faisaient gloire de n'avoir jamais répandu de sang. Mais aussi ils appréhendent d'être vaincus et que les chrétiens n'arrivent à la gloire à laquelle ils aspirent. Ils n'inventent tant de nouveaux supplices que par le désir de remporter la victoire. Ils regardent la persécution qu'ils nous font, comme si c'était une guerre et un combat. J'ai vu un gouverneur de Bithynie, qui témoignait une aussi grande joie de ce qu'un chrétien qui avait résisté durant deux jours à la violence de la douleur, s'était enfin laissé abattre, que s'il eût réduit une nation entière à l'obéissance de l'empire. Quand ils nous tourmentent en tant de façons, ils ne souhaitent rien tant que de vaincre, et ils ne craignent rien tant, sinon que ceux qu'ils tourmentent n'expirent entre leurs mains. Ils en usent de la sorte, comme s'il n'y avait que la mort qui pût rendre les chrétiens heureux, et comme si les supplices qu'ils subissent volontairement pour l'intérêt de la justice ne leur procuraient pas une gloire qui sera d'autant plus éclatante, que ces supplices auront été plus atroces. Ils commandent que l'on ait soin de ceux qui ont enduré les plus cruels tourments, afin qu'ils reprennent des forces pour en endurer de nouveaux, et qu'ils renouvellent leur sang pour le répandre. Qu'y a-t-il là de si doux ou de si bienfaisant ? Ils ne sauraient mieux traiter ceux qu'ils chérissent le plus tendrement. Voilà le culte que les dieux demandent et les sacrifices qu'ils attendent de leurs adorateurs. Ces scélérats, qui commettent les plus punissables de tous les meurtres, ont introduit, contre les gens de bien, une jurisprudence remplie d'impiété et composée tant des constitutions des empereurs que des commentaires des jurisconsultes. Domitius a ramassé en sept livres, sous le titre de l'Office du proconsul, les rescrits des princes pour faire voir à quel supplice on doit condamner ceux qui confessent qu'ils adorent le vrai Dieu.
