XII.
Que peut-on faire pour guérir des esprits qui sont si fort corrompus, qu'ils donnent le nom de justice aux cruautés que les anciens tyrans ont exercées contre l'innocence, et qui, dans le temps même qu'ils défendent ces cruautés avec une ignorance, une folie et un aveuglement incroyables, prétendent observer très exactement les règles de l'équité et de la prudence? La justice vous est-elle devenue si odieuse que vous la traitiez de la même sorte que les crimes les plus atroces ? L'innocence est-elle si fort discréditée parmi vous, que vous jugiez qu'elle n'est pas assez sévèrement punie quand elle n'est condamnée qu'à une mort ordinaire, et qu'il n'y a point de si grand crime que de n'en commettre aucun et de conserver la pureté de la conscience ? Puisque nous vous adressons la parole à vous tous qui faites profession du culte de plusieurs dieux, permettez-nous de vous rendre un bon office; car c'est le premier devoir de notre religion et notre occupation principale. S'il vous semble que nous soyons sages, imitez-nous. S'il vous semble que nous soyons fous, méprisez-nous, ou moquez-vous de nous, si vous le voulez, et vous pourrez tirer avantage de notre folie. Pourquoi nous déchirez-vous par de nouveaux genres de supplices? Nous n'envions point votre sagesse; nous aimons mieux notre folie, et nous en sommes fort contents. Nous sommes persuadés qu'il nous est utile de vous aimer et de vous rendre toutes sortes de bons offices, bien que vous n'ayez pour nous que de la haine. Il y a beaucoup de vraisemblance dans un endroit des ouvrages de Cicéron, où Furius est introduit, disputant contre la justice en ces termes : « Supposons qu'il y ait deux hommes, dont l'un ait beaucoup de vertu, une parfaite équité et une bonne foi toute singulière, et que l'autre soit chargé de crimes : si tous les habitants étaient prévenus d'une si fausse opinion, qu'ils prissent l'homme de bien pour un scélérat et le scélérat pour un homme de bien, et que, suivant ce principe d'erreur, ils tourmentassent l'homme de bien, ils le chargeassent de chaînes, ils lui coupassent les mains, ils lui crevassent les yeux, ils le brûlassent à petit feu ou le réduisissent à la dernière extrémité de pauvreté et de misère : s'ils faisaient un traitement tout contraire au scélérat ; qu'ils lui donnassent toutes sortes de marques de leur estime, des louanges, des charges, des honneurs, des richesses : y a-t-il quelqu'un, pour peu qu'il eut d'esprit, qui délibérât un moment pour résoudre en la place duquel il aimerait mieux être ? »
Cet exemple représente si fidèlement les supplices que nous endurons pour l'intérêt de la justice, que quand Cicéron en aurait pu deviner les espèces et les manières différentes, il n'en aurait jamais apporté de plus juste. Nous souffrons tous ces traitements par la malice de ceux qui sont dans l'erreur. Ce n'est pas une ville, c'est l'univers qui est prévenu de cette fausse opinion : qu'il faut persécuter les gens de bien comme des impies, les condamner et les exécutera mort. Ce Furius, qui disputait contre la justice, dit qu'il n'y a personne qui ait assez peu d'esprit pour douter en la place duquel des deux il voudrait être, parce que le sage dont il avait l'idée aurait mieux aimé avoir de la réputation sans vertu que de la vertu sans réputation. Dieu nous garde d'une si étrange extravagance que de préférer de la sorte le mensonge à la vérité, et de faire plutôt dépendre notre vertu de la fausse opinion du peuple que du témoignage de notre conscience et du jugement de Dieu. Serait-il possible que nous fussions jamais si fort éblouis par l'éclat d'une vaine félicité, que nous ne préférassions pas l'innocence, avec tous les malheurs qui l'accompagnent en cette vie, à une fausse réputation de vertu, avec toutes les récompenses qu'elle remporte ? « Que les rois gardent leurs royaumes, et les riches leurs richesses, » comme dit Plaute. Que les prudents gardent leur prudence, et qu'ils nous laissent notre folie qui est une véritable sagesse, comme il paraît par la jalousie que les païens ont contre nous. Il faut être fou pour porter envie à des fous. Les païens ne le sont pas jusqu'à ce point-là. L'ardeur ou l'adresse avec lesquelles ils nous persécutent font bien voir qu'ils ne croient pas que nous ayons perdu l'esprit. Pourquoi exercent-ils de si horribles cruautés, si ce n'est qu'ils appréhendent que notre nombre n'augmente de jour en jour, et que leurs dieux ne soient abandonnés? Si ceux qui adorent les dieux sont sages, et si nous autres qui ne les adorons point, ne sommes que des fous, quel sujet y a-t-il d'appréhender que les fous n'attirent les sages de leur côté ?
