XVIII.
J'ai fait voir, comme le sujet que je traite m'y obligeait, que la justice a quelque apparence de folie, et que ceux qui croient que les chrétiens sont fous, parce qu'ils leur voient faire ce que Carnéade soutenait que l'on ne pouvait faire avec sagesse, ont une opinion qui, bien que fausse, n'est pas dépourvue de tout fondement. J'ai maintenant à découvrir une autre vérité plus importante, et à expliquer la raison pour laquelle il a plu à Dieu de dérober la justice aux yeux des hommes, en la tenant comme enveloppée sous l'apparence de la folie. Mais il faut auparavant que je réponde à Furius, parce que Lélius ne lui a répondu que très faiblement ; car bien qu'il fit profession de l'étude de la sagesse, il n'avait garde de défendre solidement la véritable justice, puisqu'il ne savait rien des principes sur lesquels elle est fondée. Nous autres qui, par la grâce de Dieu, avons le bonheur de la connaître, nous nous acquitterons plus aisément de ce devoir. Platon et Aristote sont louables d'avoir souhaité de la défendre, et ils auraient réussi dans cette entreprise, s'ils y avaient apporté une aussi profonde connaissance des lettres saintes, que d'esprit d'éloquence et de bonne intention ; mais comme leurs préceptes ne venaient pas du ciel, ils n'en ont persuadé l'observation à personne, et leur travail n'a été suivi d'aucun fruit. Le nôtre doit avoir un tout autre résultat, puisque nous ne disons que ce que Dieu nous révèle. Les philosophes se formaient l'idée d'une justice qui ne se trouvait point en effet, et en faisaient des descriptions à plaisir sans en pouvoir jamais confirmer la vérité par des exemples sensibles. Leurs auditeurs leur pouvaient répondre : que l'observation de leurs préceptes était impossible, et que jamais personne n'avait réduit leurs règles en pratique. On ne peut pas dire la même chose des nôtres, parce que nous les appuyons par des raisons évidentes et par des exemples convaincants. Carnéade a découvert quelque chose de la nature de la justice ; mais il n'a pas pénétré assez avant pour reconnaître que ce n'est pas une folie. Je crois pourtant avoir conçu la pensée qu'il a eue quand il a parlé de la sorte; car il n'a jamais été persuadé qu'un homme qui garde la justice ait perdu l'esprit. Il voyait fort bien qu'il ne l'a pas perdu ; mais ne pouvant comprendre la raison pour laquelle il semble qu'il l'ait perdu, il a prétendu montrer par là combien la vérité est cachée, et établir le principal dogme de sa secte, qui est : « que l'on ne peut rien savoir de certain. »
Examinons donc s'il peut y avoir quelque union entre la justice et la folie. « Il faut qu'un homme de bien soit fou, dit Carnéade, si pour sauver sa vie, il fait difficulté de prendre le cheval d'un blessé, ou la planche d'un homme qui est tombé comme lui dans la mer. » Je ne puis demeurer d'accord qu'un véritable homme de bien se rencontre jamais dans les occasions où ce philosophe le met. Il n'a point d'ennemis et ne désire rien du bien d'autrui. Il se contente de ce qui naît dans son pays et ne passe point la mer pour aller chercher des marchandises étrangères. Il souhaite d'entretenir la paix avec tout le monde, et est fort éloigné de prendre les armes. Comment rechercherait-il les richesses qui viennent des pays éloignés, puisqu'il ne veut faire aucun gain sur la terre, et qu'il ne veut avoir que ce qui lui est absolument nécessaire pour vivre? Comment se plairait-il à répandre le sang, puisqu'il ne pense pas qu'il lui soit permis d'assister aux spectacles où on le répand ? Supposons pourtant que, par une nécessité indispensable, il se trouve engagé ou dans un combat, ou dans un vaisseau qui fait naufrage. Après avoir admis cette hypothèse, je vous demande, Furius, ou plutôt je vous demande, Carnéade, qui êtes l'auteur de ce raisonnement contre la justice : si vous croyez qu'elle soit si inutile, si faible, si fort dépourvue du secours du ciel qu'elle n'ait aucune force pour se défendre ? Ceux qui n'ont rien appris des mystères, et qui rapportent tout à la vie présente, n'ont garde de savoir quel est le pouvoir de la justice. Lorsqu'ils parlent de la vertu, ils assurent qu'elle doit être recherchée par elle-même, bien qu'ils n'ignorent pas qu'elle est souvent accablée de disgrâces et de misères. Ils ne sauraient lui trouver de récompense hors d'elle, parce qu'ils ne connaissent point les récompenses éternelles qui lui sont préparées dans une autre vie. Ainsi, considérant la vie présente comme le terme de toutes choses, ils réduisent la vertu à la folie, parce qu'ils lui font entreprendre en vain les plus grands desseins et supporter sans fruit les plus pénibles travaux. Je traiterai peut-être cette matière plus au long dans un autre lieu. Je continuerai maintenant à parler de la justice dont le mérite est si extraordinaire, que dès qu'elle lève les yeux au ciel, elle obtient de Dieu ce qu'elle désire. Horace a eu raison de dire que l'innocence n'a besoin pour sa défense ni d'hommes ni d'armes. Voici à peu près la manière dont il exprime sa pensée :
Quand une personne mène une vie irréprochable, et qu'elle n'a point commis de crime dont les autres la puissent accuser, ni que sa propre conscience condamne, elle n'a besoin pour sa défense ni des traits des Marses, ni d'arcs et de flèches empoisonnées. Elle est à elle-même sa sûreté au milieu des périls, et n'appréhende rien, ni le long des écueils de la mer d'Afrique, ni près du Caucase, ni dans les pays arrosés par le fabuleux Hydaspe.
La protection du ciel ne saurait manquer à un homme de bien, ni dans un combat, ni durant une tempête. S'il se trouvait sur un vaisseau avec des parricides, Dieu pardonnerait aux coupables pour sauver l'innocent, ou le sauverait seul en châtiant les coupables. Mais enfin, admettons l'hypothèse de Carnéade tout entière, et voyons ce que fera un homme qui aimera véritablement la justice, quand il aura trouvé ou un blessé sur un cheval après un combat, ou un homme tombé dans la mer et qui se tient à une planche pour échapper au naufrage. Je ne fais point de difficulté d'assurer : qu'il souffrira plutôt la mort que de la procurer à un autre. La justice, qui est un des plus solides avantages que l'homme puisse posséder, ne deviendra pas pour cela une folie. Il n'y a rien qui lui doive être si cher que l'innocence, et il fait voir clairement que rien ne lui est plus cher qu'elle quand il aime mieux mourir que de la perdre. « C'est une folie, dites-vous, de prodiguer sa propre vie pour épargner celle d'un autre. » Ne dites-vous point aussi que c'est une folie de l'exposer pour l'intérêt d'un ami ? Pourquoi louez-vous donc si fort ces deux disciples de Pythagore, dont l'un se mit comme en otage entre les mains d'un tyran, à condition que si celui en la place duquel il se mettait ne revenait pas dans un certain temps il serait exécuté à mort, et l'autre revint en même temps que l'on menait son ami et son répondant au supplice ? Leur fidélité ne serait pas aussi estimée qu'elle l'est, s'ils eussent été fous, l'un en s'exposant à la mort pour son ami, et l'autre en venant se remettre entre les mains du tyran pour en délivrer celui qui lui avait servi de caution. La grandeur de leur vertu surprit le tyran d'un tel étonnement que, renonçant à lu cruauté, il leur accorda la vie, et les pria de le recevoir en la société de leur amitié ; ce qu'il n'aurait jamais fait s'il ne les eût reconnus non pour des insensés et des extravagants, mais pour des hommes très sages et très équitables. Si l'on demeure d'accord qu'il y a de la gloire à mourir pour conserver la fidélité que l'on a promise à ses amis, je ne conçois pas pourquoi il n'y aurait point de gloire à mourir pour conserver sa propre innocence. C'est donc une extravagance de nous accuser comme d'un crime, de ce que nous sommes prêts à mourir pour les intérêts de Dieu, dans le temps que l'on donne des louanges extraordinaires à la fidélité d'un homme qui a été prêt à mourir pour un autre homme. Terminons cette dispute en prouvant, par une raison invincible, que le même homme ne peut être en même temps fou et juste, ou sage et injuste. Celui qui est fou n'a aucune connaissance de la justice et ne fait rien que de mal. Il est entraîné comme un esclave par ses propres vices et n'a pas la force de leur résister. Le juste, au contraire, s'abstient de toute sorte dépêché, ce qu'il ne saurait faire sans avoir une connaissance fort exacte du bien et du mal. Cette connaissance, qui fait le discernement du bien et du mal, n'est autre chose que la sagesse. Ainsi il est impossible qu'un homme juste soit fou, ni qu'un homme sage soit injuste. Cette vérité étant établie de la sorte, il est clair que celui qui ne prend pas le cheval d'un blessé ou la planche d'un homme qui court risque de faire naufrage n'est pas un fou, puisqu'il ne le peut faire sans commettre un péché dont un homme sage se doit toujours abstenir. J'avoue néanmoins qu'il est regardé comme un fou par ceux qui ne savent pas en quoi consiste la folie : c'est pourquoi j'estime, qu'au lieu d'employer de longs raisonnements pour décider cette question, il n'y a qu'à définir les termes. Etre fou, c'est se tromper ou par des actions ou par des parole;, pour ne savoir pas ce qui est bien. Celui-là n'est donc pas fou qui ne s'épargne pas lui-même, de peur de nuire à un autre, ce qu'il ne pourrait faire sans commettre un péché; car la raison nous enseigne qu'il n'est jamais permis de nuire à personne. Les animaux étant dépourvus de sagesse, sont portés, par un instinct secret de la nature, à se conserver; ils nuisent aux autres pour ça tirer du profit, et ne sa vent pas que c’est un mal que de nuire. Mais l'homme, ayant la connaissance du bien et du mal, s'abstient de nuire, quelque incommodité qu'il en souffre ; et c'est pour cela que l'on a toujours mis entre les principales vertus l'innocence qui l'empêche de nuire. Il est donc clair que celui qui s'acquitte exactement de ce devoir, qui distingue l'homme des bêtes, et qui aime mieux mourir que de nuire à qui que ce soit, possède la sagesse à un degré très éminent. Quiconque, pour avoir de l'or à vil prix, ne détrompe pas un marchand, et quiconque, en exposant un esclave ou une maison en vente, ne déclare pas que l'un est accoutumé à s'enfuir ou que l'autre est malsaine, bien loin d'être sage, comme Carnéade semble l'avoir prétendu, n'est qu'un fourbe et un trompeur. Les bêtes ont l'adresse de tromper aussi bien que les hommes, et cette adresse paraît en elles lorsqu'elles dressent des pièges à d'autres bêtes pour les prendre et pour les dévorer, ou lorsqu'elles évitent les pièges qu'on leur a dressés. Mais il n'y a que l'homme qui soit capable de la sagesse. Elle consiste à connaître le bien et le mal, et à s'abstenir de toute action et de toute parole mauvaise. Jamais un homme sage ne cherche le gain, parce qu'il méprise les biens de la terre; il ne trompe jamais personne, parce qu'il se croit obligé, comme, par le droit de la nature, d'avertir ceux qui se trompent : en quoi il imite la bonté de Dieu.
