I.
Nous avons non seulement posé les fondements de notre ouvrage, comme dit un excellent orateur, mais nous l'avons élevé presque jusqu'au comble. Il ne reste plus que la couverture et les ornements, sans lesquels il serait inutile et désagréable. Que servirait-il d'être délivré des fausses religions et de connaître la véritable? Que servirait-il de surmonter les difficultés qui se rencontrent au service de Dieu, si l'on n'en recevait la récompense? Je parlerai dans ce livre-ci de la béatitude éternelle, qui est la récompense que Dieu propose à ceux qui renoncent aux douceurs des biens de la terre, pour suivre la vertu avec toutes ses amertumes. Je rapporterai les témoignages formels de l'Écriture et les raisons solides sur lesquelles cette promesse est fondée, et je ferai voir clairement qu'il faut préférer l'avenir au présent, le ciel à la terre, et l'éternité au temps.
2 Je commencerai par la création du monde, et je dirai en quel temps et pour quelles raisons Dieu s'y est occupé. Platon a parlé de la structure de ce merveilleux ouvrage. Mais comme il ne savait rien des mystères que l'on n'apprend que de Dieu et des prophètes, il a dit qu'il avait toujours été ; ce qui n'est pas véritable. Tous les corps pesants et solides ont eu un commencement et auront une fin. Aristote ne pouvant comprendre comment un édifice d'une si vaste étendue pouvait périr, a dit qu'il avait toujours été, et qu'il serait toujours. Il est certain qu'il n'y entendait rien ; car tout ce qui est, a eu un commencement et, rien ne peut être, s'il n'a commencé d'être. Nous voyons que la terre, l'eau et le feu se dissipent, s'écoulent et s'éteignent : ce sont cependant les parties les plus solides de l'univers : il faut donc croire que le tout n'est pas d'une autre nature que ses parties. Tout ce qui est né peut mourir ; tout ce qui est visible et corporel peut se résoudre et se perdre, comme dit Platon.
Il n'y a eu parmi les philosophes qu'Épicure, qui, selon le témoignage de Démocrite, ait découvert la vérité, et qui ait dit que le monde a eu un commencement et qu'il aura une fin. Il n'a pourtant pu ni expliquer la manière, ni marquer le temps auquel un si grand ouvrage finira. Nous qui le savons, non par des conjectures, mais par la révélation que Dieu a eu la bonté de nous en faire, nous le déclarerons et remarquerons, en même temps que les philosophes ont si imparfaitement découvert les traces de la vérité, qu'ils n'ont jamais pu la suivre.
3 Je crois devoir avertir en cet endroit ceux qui prendront la peine de lire cet ouvrage, que les esprits corrompus ne comprendront point ceci, parce qu'ils sont appesantis par les concupiscences terrestres, ou que s'ils le comprennent, ils feront semblant de ne le point comprendre, et souhaiteront qu'il ne soit pas véritable, parce qu'ils sont entraînés par le poids de leurs vices, qu'ils aiment leur maladie et qu'ils se détournent de la vertu dont l'amertume les dégoûte. Ceux qui brûlent d'avarice et du désir insatiable de s'enrichir, ne pouvant se résoudre ni à vendre, ni à donner le bien qu'ils aiment avec une excessive passion, pour vivre ensuite, dans une grande modération!, veulent que cette doctrine, qui est si contraire à leurs dérèglements, ne soit qu'une fable. Ceux qui sont piqués par l'aiguillon de la volupté, entrent en fureur, trouvant tout ce que nous disons incroyable. Les préceptes de la continence qui les privent des plaisirs auxquels ils se sont abandonnés, blessent leurs oreilles. Ceux qui sont enflés d'ambition et possédés du désir de la grandeur, ne songeant qu'aux moyens de parvenir aux honneurs et aux dignités, ne demeureront jamais d'accord de la vérité d'une doctrine, qui ordonne de renoncer à la grandeur et A la puissance pour vivre dans l'humilité et dans la bassesse; et de quelque lumière qu'on éclaire leur esprit, jamais on ne les pourra porter à se réduire volontairement à un état où ils soient exposés à recevoir les injures les plus atroces, sans pouvoir les repousser ni en tirer aucune vengeance. Toutes ces personnes-là ferment les yeux pour ne point voir la vérité, et ouvrent la bouche pour rire contre elle de toute leur force. Ceux qui ne sont pas si incurables, c'est-à-dire qui ne sont pas plonges si avant dans le bourbier de leurs vices, demeurent aisément d'accord de ce que nous leur proposons et reconnaissent que cela est incontestable.
4 Il n'y a que ceux qui sont capables de la vertu qui lui soient favorables. Tout le monde n'en est-il pas capable? Pour l'être, il faut avoir souffert la pauvreté, et les incommodités qui en sont inséparables. Si le principal emploi de la vertu est de supporter le mal, ceux qui sont accoutumés au bien sont incapables de la vertu. C'est pour cela que les pauvres sont plus disposés à croire les maximes de notre religion que les riches : ils ne trouvent pas dans leur condition tant d'obstacles à la foi. Les autres sont non seulement embarrassés dans la jouissance des biens du monde, mais chargés de chaînes; ils sont accablés du joug de la concupiscence, cette maîtresse impérieuse qui les attache à la terre, et qui les empêche de lever les yeux au ciel. Le chemin de la vertu est si étroit que l'on n'y saurait entrer avec beaucoup de bagage. Il faut être presque nu pour y être conduit, par la main de la justice, jusqu'à la porte du ciel. Ces riches superbes, suivis d'un grand train et d'un long équipage, marchent dans le chemin de la mort, qui est un chemin fort large. Les lois que Dieu nous a laissées et que nous tâchons de publier, ne sont pour eux que de l'aigreur et du poison. Ils ne peuvent néanmoins les rejeter sans se déclarer ennemis de la vertu et de la justice.
J'achèverai maintenant ce qui reste à mon ouvrage, et il n'y reste plus rien que de parler du jugement que Dieu établira sur la terre, lorsqu'il y sera revenu pour rendre à chacun selon ses œuvres, et pour y ordonner des peines et des récompenses. J'ai parlé dans le quatrième livre de son premier avènement ; je parlerai dans celui-ci du second que les Juifs confessent et qu'ils espèrent en vain, parce que ce second avènement ne sera que pour la consolation de ceux qui auront été assemblés en son nom. Ceux qui ont été assez impies pour l'outrager dans l'état de sa faiblesse, reconnaîtront avec frayeur sa puissance, et subiront, par un ordre inévitable de la justice, les châtiments qu'ils lisent dans les prophètes sans les entendre. Ils seront condamnés au feu éternel par la bouche de celui dont ils ont répandu le sang. Mais je ferai un ouvrage exprès pour découvrir leurs erreurs et leurs crimes. Tâchons cependant d'enseigner la vérité à ceux qui l'ignorent.
