V.
1 Rapportons maintenant la raison pourquoi Dieu a créé l'homme. Si les philosophes l'avaient connue, ou ils auraient soutenu les vérités qu'ils avaient découvertes, nu ils auraient évité de grandes erreurs où ils sont tombés. C'est ici le principe le plus important, c'est le point d'où les autres dépendent, et où l'on ne saurait manquer sans s'égarer ; c'est ce qui est cause que les maximes des philosophes ne s'accordent point avec la vérité, car s'ils en avaient eu quelque connaissance et que le mystère de la création de l'homme leur eût été révélé, jamais leurs sentiments et les preuves dont ils se servaient pour les appuyer n'auraient été renversées par l'Académie. Si Dieu n'a point fait le monde pour soi-même, parce qu'il n'en a pas besoin, mais pour l'homme, qui se sert de tout ce qu'il renferme, il a fait l'homme pour soi : « En quoi donc, dit Épicure, l'homme peut-il être utile à Dieu, et quel motif pouvait-il avoir de le créer? » Il le créait afin qu'il y eût sur la terre une créature capable de reconnaître le prix de ses ouvrages, l'étendue de sa providence, la grandeur de son pouvoir, un esprit qui put l'admirer et lui donner les louanges qu'il mérite; c'est-à-dire, en un mot, qui pût l'honorer et lui rendre le mite qui lui est dû. Celui-là rend à Dieu le culte qui lui est dû, qui connaît le mérite de ses ouvrages, qui le respecte comme l'auteur de l'univers, et qui juge de sa majesté par la grandeur du pouvoir qu'il a déployé en concevant le dessein du monde et en l'achevant. Le même raisonnement peut être proposé en moins de paroles, en disant que Dieu a fuit le monde pour l'homme et l'homme pour soi, et que c'est pour cela qu'il a seul la stature droite et le visage tourné vers le ciel, comme si Dieu avait tendu la main pour le retirer de la terre et pour l'attirer à soi. « Mais puisque Dieu, dit Épicure, n'a besoin de rien dans le comble de son bonheur, de quoi lui sert le culte que l'homme lui rend? » Il ajoute encore cette demande : « Si Dieu a si fort considéré l'homme, qu'il ait bien voulu créer le monde en sa faveur, lui inspirer la sagesse, lui donner le commandement sur le reste de ses créatures, le chérir comme son fils, pourquoi l'a-t-il créé sujet à la mort et à tant d'autres faiblesses? Pourquoi l'a-t-il exposé à tant de misères, au lieu qu'étant étroitement uni à lui, il devait être immortel comme lui, et généreux ? »
2 J'ai touché cette matière dans les livres précédents. Mais parce qu'elle semble regarder principalement celui-ci où je traite de la vie bienheureuse, je crois en devoir parler un peu plus amplement, pour expliquer quelle a été l'intention de Dieu dans la disposition de ses ouvrages. Bien qu'il fût en son pouvoir de créer un nombre innombrable d'âmes, comme il a créé un nombre innombrable d'anges qui jouissent de l'immortalité, sans être dans le danger ou dans l'appréhension de la perdre, il a créé une multitude presque infinie d'âmes, qu'il a attachées à des corps faibles et mortels, et qu'il a mises entre le bien et le mal, afin de leur proposer la vertu, et de leur faire mériter la vie éternelle par des travaux extraordinaires. Comme elles n'auraient pu subsister dans le vide, il en dessein de les mettre dans un corps; et peut cet effet il leur a préparé un lieu où elles pussent demeurer. C'est pour cela qu'il a disposé les parties de l'univers avec un ordre dont la beauté donne de l'admiration ; qu'il a placé en haut les plus légers des éléments et en bas les plie pesants ; qu'il a comme suspendu le ciel et affermi la masse de la terre. Il n'est pas nécessaire d'en faire ici une longue énumération, parce que je l'ai fait assez exactement, si je ne me trompe, dans le livre second.
3 Il a placé les astres dans le ciel, et a tempéré leurs mouvements et leur lumière d'une manière convenable aux besoins des hommes. Il a donné à la terre, qui leur devait servir de demeure, la fécondité pour produire les fruits et les herbes qui les nourrissent. Lorsqu'il eut achevé le monde, il forma l'homme de terre, c'est-à-dire qu'il renferma l'âme dans un corps terrestre, afin qu'étant composé de d'eux parties si différentes et même si contraires, Il fût capable du bien et du mal. Comme la terre est de sa nature fertile, et qu'elle a la force de produire des herbes et des fruits, ainsi le corps, qui a été tiré de la terre, a la puissance d'en produire de semblables; de sorte qu'à mesure que, suivant la loi de sa naissance qui le rend périssable et mortel, il se corrompt et cesse A vivre, il en substitue d'autres qui réparent cette perte et conservent la nature par une succession continuelle. Mais, puisque Dieu, dira-t-on, a créé le monde en faveur de l'homme, pourquoi lui a-t-il donné un corps faible et sujet à la mort ? Il le lui a donné, premièrement à dessein de créer un grand nombre d'âmes et d'en remplir la terre; ensuite, pour lui fournir l'occasion faire paraître la vertu, et de supporter constamment des travaux et des fatigues par lesquels il pourrait acquérir l'immortalité. Comme l'homme est composé d'un corps terrestre ci d'une âme céleste, il a aussi deux vies, une temporelle, qui est propre au corps, et une éternelle, qui est propre à l'âme. Nous recevons la première quand nous naissons ; mais nous ne parvenons à la seconde que par notre travail, parce que, comme nous l'avons déjà dit, nous ni; devons pas jouir sans peine de l'immortalité. La première vie est terrestre comme le corps, et a une fin comme lui; au lieu que la seconde rst céleste comme l'âme, et n'a point de fin non plus qu'elle. Nous recevons la première sans en avoir aucune connaissance; au lieu que nous avons une entière connaissance de la seconde quand nous la recevons, parce qu'elle est la récompense de la venu et non l'apanage de la nature, et que Dieu a voulu que nous la pussions mériter par celle que nous menons ici-bas.
4 Il nous a accordé la vie présente, ou afin que nous perdions par nos péchés la vie véritable et éternelle, ou que nous l'obtenions par nos vertus. Le souverain bien ne se trouve point dans la vie du corps, parce que, comme elle a un commencement par un ordre immuable de Dieu, elle doit, par le même ordre, avoir une fin. Or il est certain que ce qui est sujet à avoir une fin ne peut renfermer le souverain bien. La vie spirituelle que nous pouvons acquérir, étant au contraire exempte de désirs et de tout mal, elle contient le souverain bien. La structure naturelle de notre corps semble fournir une preuve de cette vérité; car, au lieu que les autres animaux sont tournés vers la terre d'où ils sont sortis, et qu'ils ne sont nullement capables de recevoir l'immortalité, qui vient du ciel, l'homme regarde le ciel et attend l'immortalité qui lui est promise, bien qu'il ne la puisse posséder que quand il plaît à Dieu de la lui accorder. Si Dieu ne l'accordait, il n'y aurait point de différence entre les méchants et les gens de bien, puisque les uns et les autres seraient également immortels. L'immortalité n'est donc pas, comme je l'ai dit, un apanage de la nature, mais une récompense de la vertu. L'homme n'est pas droit dès le moment de sa naissance : il est d'abord courbé vers la terre comme les animaux terrestres, parce qu'il a un corps et une même, nature que la leur, et que la vie qu'il mène ici-bas ressemble fort à celle des bêtes. Mais il y prend ensuite des forces et s'élève vers le ciel : il délie sa langue et en apprend l'usage. Cela nous montre que l'homme, étant né mortel, devient immortel lorsqu'il commence à vivre de la vie de Dieu, c'est-à-dire à suivre la justice, qui consiste dans le culte de Dieu, dès que Dieu même l'attire à la vue du ciel et à la considération de soi-même. Cela arrive, lorsque l'homme étant lavé dans ce bain céleste, y laisse toutes les faiblesses de l'enfance et toutes les taches de sa vie passée, et y prenant l'accroissement d'une force toute divine, arrive à un âge parfait.
5 Ainsi, quelque étroite que soit l'union du corps et de l'âme, ces deux parties qui nous composent ne laissent pas d'être dans un combat perpétuel, parce que Dieu nous a proposé la vertu pour récompense. Les biens de l'âme sont les maux du corps, comme la fuite des richesses, la privation des plaisirs, le mépris de la douleur et de la mort. Les biens du corps sont aussi les maux de l'âme, comme l'amour des richesses, les plaisirs et les divertissements, qui corrompent l'esprit et le perdent. Voilà pourquoi il est absolument nécessaire qu'un homme qui a-de la sagesse et de la vertu soit attaqué par les maux, afin qu'il les puisse surmonter par son courage, et que les méchants soient au contraire dans l'abondance des biens de la terre, tels que sont les plaisirs, les emplois et la puissance. Ces derniers mènent une vie toute charnelle, et étant plongés dans les voluptés, qui sont les ennemies de la vertu, ils ne peuvent arriver à l'immortalité. La vie temporelle doit donc être sujette à la vie éternelle, de la même sorte que le corps doit être sujet à l'âme. Quiconque aime la vie de l'âme méprise celle du corps, et nul n'arrivera jamais à la possession du souverain bien, qu'en se souciant fort peu de tous les autres. Celui, au contraire, qui aura préféré la vie du corps et qui se sera attaché à la terre par ses désirs, ne pourra jamais jouir de la vie céleste. Celui qui voudra être heureux pendant l'éternité, sera malheureux pendant te temps, et ne goûtera point la consolation que Dieu donne dans le ciel, qu'il n'ait essayé toutes sortes de fatigues et de peines sur la terre. Celui qui aura voulu être heureux dans le temps, sera malheureux dans l'éternité et sera condamné par un effet de la justice divine à un châtiment éternel, pour avoir préféré les biens de la terre à ceux du ciel. Dieu veut être adoré et honoré comme un père, afin que les hommes en l'honorant acquièrent la sagesse et la vertu, par laquelle on parvient à l'immortalité. Comme c'est une récompense que lui seul peut donner, il n'y a aussi que celui qui l'aura suivi et honoré qui puisse y prétendre.
