III.
1 Puisque je parle ici des erreurs des philosophes, je puis marquer, comme en passant, celles où les stoïciens sont tombés touchant la nature. Ils la divisent en deux parties, dont l'une a la force d'agir, et l'autre est maniable et traitable; l'une a du sentiment, et l'autre n'en a point; mais elles ne peuvent être l'une sans l'autre. Comment ce qui manie et ce qui forme, peut-il être la même chose que ce qui est manié et formé? Ne serait-ce pas une manifeste extravagance de dire que le potier et la terre ne sont qu'une même chose ? C'est ce que font les stoïciens quand, sous le nom de nature, ils entendent deux choses aussi différentes, que le sont Dieu et le monde, l'ouvrier et l'ouvrage, et quand ils disent que l'un ne peut rien faire sans l'autre; comme si la nature était un mélange de Dieu et du monde. Quand je supposerais ici que Dieu est l'âme du monde, et que le monde est le corps de Dieu, il ne s'ensuivrait pas qu'ils seraient de même temps, et que Dieu n'aurait point fait le monde. Ils avouent eux-mêmes que Dieu l'a fait pour l'usage des hommes, et que quand le monde ne serait pas, Dieu ne laisserait pas que d'être, parce qu'il est un esprit éternel et qui n'est point attaché à un corps. Comme ils n'en ont pu comprendre la grandeur, ils l'ont joint à son ouvrage, comme une âme a un corps; et c'est pour cela que Virgile a dit que:
C’est comme un esprit répandu dans toutes les parties de l'univers, qui les agite et les anime.
Comment cela s'accorde-t-il avec ce que les stoïciens disent : que Dieu a fait le monde, et qu'il le gouverne par sa providence? S'il a fait le monde, il a été sans le monde. S'il le gouverne, il le gouverne non comme l'âme gouverne le corps), mais comme le maître gouverne sa maison, comme le pilote gouverne son vaisseau, comme le conducteur d'un chariot gouverne ses chevaux, et sans être mêlés ni confondus avec les choses qu'ils gouvernent. Si les parties de l'univers sont les membres de Dieu, elles feront un Dieu privé de sentiment et sujet à la mort, puisqu'elles sont elles-mêmes insensibles et mortelles.
2 Il est aisé de faire le dénombrement des tremblements qui ont ébranlé la terre, des inondations qui ont abimé les îles et les villes, des feux souterrains qui consument les montagnes, et des autres changements qui surviennent dans la nature. Cela fait voir le peu de soin que Dieu aurait de conserver son corps, si l'opinion des stoïciens était véritable. Mais ce serait peu qu'il négligeât si fort de le conserver, s'il ne l'exposait aux injures que les hommes lui veulent faire. Les uns bâtissent dans la mer ; les autres coupent les montagnes; les autres ouvrent la terre pour y chercher de l'or. Ceux qui la labourent déchirent la peau de Dieu, ce qui ne se peut faire sans impiété. Dieu permet-il que son corps soit coupé de la sorte? Est-ce que cette âme céleste se retire au centre de la terre, et qu'elle en abandonne la surface pour ne point sentir de douleur? Si cela est impertinent et ridicule, ces philosophes ont eu aussi peu de sens que la-terre même, puisqu'ils n'ont pas reconnu que l'esprit de Dieu est répandu de telle sorte dans toutes les parties du monde, qu'il ne laisse pas de demeurer incorruptible et immuable.
Ce qu'ils ont appris de Platon est très véritable: que Dieu a créé le monde et qu'il le gouverne par sa providence. Ce philosophe et les autres qui ont suivi son sentiment devaient expliquer la manière dont Dieu a créé le monde, la raison et la fin pour laquelle il l'a créé.
3 Les stoïciens disent qu'il l'a créé pour l'usage des hommes ; mais Épicure déclare qu'il ne sait pour quelle fin les hommes mêmes ont été créés. « C'est une folie, dit-il, que d'avancer que les beautés de l'univers ont été produites en faveur de l'homme; car, quelle utilité les dieux peuvent-ils tirer de nous, pour se mettre en peine de faire quelque chose en notre considération! »
4 Il semble que cela ait quelque sorte de fondement, car ces philosophes n'apportaient aucune raison pour laquelle Dieu a créé les hommes. C'est à nous, à qui Dieu a révélé ses secrets, de les expliquer, et non à ceux qui n'en avaient point de connaissance, bien qu'ils eussent reconnu, comme je l'ai déjà dit, que Dieu avait créé le monde pour l'usage des hommes : n'ayant pas néanmoins reconnu la suite de ces vérités, ils n'ont pu soutenir le principe. Platon, appréhendant d'attribuer à Dieu un ouvrage imparfait et de peu de durée, a dit qu'il était éternel. Pourquoi donc les hommes ne sont-ils pas aussi éternels? Les hommes pour lesquels le monde a été fait devant finir, pourquoi, le monde ne doit-il pas finir ? Est-il probable qu'il soit plus stable et plus durable que ceux à l'usage desquels il se rapporte?
Si Platon avait fait une sérieuse réflexion sur ces conséquences, il aurait reconnu que le monde ayant eu un commencement, il doit aussi avoir une fin, et que rien de ce qui est visible et palpable n'est éternel.
5 Ceux qui nient, au contraire, que le monde ait été fait pour l'usage des hommes, ne sauraient dire pour quelle fin il a été fait; car s'ils assurent que Dieu ne l’a fait que pour soi-même, nous leur demanderons pour quelle fin il a créé l'homme. Pourquoi jouissons-nous du monde ? Pourquoi appliquons-nous à notre profit ce qui n'a pas été préparé pour nous? Pour quelle fin les espèces différentes des animaux ont-elles été créées? Pourquoi est-ce que nous croissons, que nous cessons de croître, et que nous mourons? A quoi se rapporte la génération et la succession continuelle des hommes? Dieu a voulu nous voir et imprimer sur nous son image, comme sur une cire, pour prendre plaisir à la regarder : ce qui étant ainsi, il a aussi voulu avoir soin des animaux, et principalement de l'homme, auquel il les a assujettis. À l'égard de ceux qui soutiennent que le monde est de toute éternité, je ne propose point maintenant une difficulté qu'ils ne sauraient jamais résoudre, sinon que le monde n'a pu être de toute éternité sans avoir un principe; mais je dis que s'il avait été de toute éternité, ce serait un ouvrage où l'on ne pourrait remarquer aucune trace de raison ; car quel bien la raison aurait-elle pu avoir dans la construction d'un ouvrage qui n'aurait point eu de commencement? Avant que de faire un ouvrage, il faut en concevoir le dessin, et on ne le saurait jamais achever que l'on n'en ait conçu l'idée. Ainsi l'idée que la raison conçoit d'un ouvrage précède l'ouvrage même; et partant, ce qui n'a point été fait n'est point l'ouvrage de la raison. Or le monde est disposé et gouverné par la raison, et ainsi il faut qu'il ait été fait, et qu'ayant eu un commencement, il doive avoir une fin. Que ceux dont je parle nous disent donc, s'ils en sont capables, ou la raison pour laquelle le monde a été créé, ou celle pour laquelle il sera détruit.
6 Épicure, ou plutôt Démocrite, n'ayant pu comprendre cette raison, a dit qu'il était né de lui-même par un concours et par un mélange fortuit de semences, et qu'il finirait et serait résolu par leur séparation. Il a donc corrompu les bonnes idées qu'il avait conçues, et a renversé la raison par l'ignorance de la raison même. Il a réduit le monde, et a qui se passe dans le monde, à la condition d'un songe. Mais, puisque nous voyons qu'il n'y a aucune de ses parties qui ne soit gouvernée par la raison, que les mouvements des deux, le cours des astres, la vicissitude des saisons, la fertilité des plaines, la beauté des montagnes et des forêts, la source et le progrès des fontaines et des rivières, la vaste étendue de la mer, la diversité des vents, et tout le reste qui le compose en dépend absolument, y a-t-il quelqu'un assez aveugle pour dire qu'un ouvrage où les traits de la Providence sont si visiblement marqués, ait été fait sans raison? Que s'il est certain que rien ne se fasse ni se conserve sans raison, si la sagesse de Dieu paraît dans la disposition de ses ouvrages, sa puissance dans leur grandeur, il faut que ceux qui ont osé douter de la Providence aient été des insensés et des stupides. Ils n'auraient pas eu tort s'ils n'avaient nié qu'il n'y eût point des dieux, à dessein de soutenir qu'il n'y en a qu'un. Mais, comme ils ne l’ont nié que pour soutenir qu'il n'y en a point, quiconque ne doute qu'ils soient tombés dans la dernière de toutes les extravagances y est lui-même tombé.
