IV.
1 Nous avons parlé assez au long de la Providence dans le premier livre. Que s'il y en a une, comme il paraît si clairement par la beauté de ses ouvrages qu'il n'est pas permis d'en douter, il faut nécessairement qu'elle ait produit l'homme et le reste des animaux. Cherchons donc la raison pour laquelle le genre humain J été créé, puisque ce que les stoïciens assurent est constant : « que cela a été pour son service que le monde a été fait, « bien qu'ils se trompent en ce qu'ils disent qu'il a été fait pour le servi humain, au lieu de dire qu'il a été Fait pour le service de l'homme; car sous ce nom singulier d'homme l'on comprend généralement toute la nature Mais parce que ces philosophes ne savent pas que Dieu n'a formé qu'un homme, ils s'imaginent qu'il en a formé plusieurs, qui sont nés de la terre comme des champignons. Hermès n'a pourtant pas ignoré que Dieu a formé l'homme, et qu'il l'a formé à son image. Mais retournons au sujet d'où je m'étais éloigné. Rien n'a été fait pour soi-même, et rien n'a été fait qui n'ait quelque usage; car qui serait ou assez actif, ou assez imprudent, pour entreprendre de faire une chose dont on ne pourrait faire aucun profit? Quiconque élève une maison, ne l'élève qu'à dessein qu'elle soit habitée. Quiconque construit un navire, le construit à dessein que l'on s'en puisse servir pour passer la mer. Quiconque fait un vaisseau, le fait pour y renfermer quelque chose. Ainsi l'on ne fait aucune chose en vain et sans la destiner à quelque usage.
2 Le monde n'a donc point été créé pour soi-même, puisque étant insensible, il n'a besoin ni de la chaleur du soleil, ni de la lumière de la lune, ni du souffle des vents, ni du rafraîchissement de la pluie, ni des aliments que l'on lire des fruits. On ne peut pas même dire que le monde ait été Fait pour Dieu, puisqu'il n'a pas plus besoin du monde, ni des espèces différentes qu'il renferme, qu'il n'en avait avant qu'il l'eût créé, et qu'il n'en tire aucun usage. Il est donc clair que le monde a été fait en faveur des animaux, puisqu'ils se servent de tous les biens qu'il renferme, et que s'ils ne les recevaient dans la saison, ils ne pourraient subsister. Il est clair d'ailleurs que tous les animaux ont été faits pour l'homme, qu'ils lui ont été donnés pour son usage et pour son service, et qu'aucun d'eux, soit qu'il soit sur la terre ou dans l'eau, ne peut comprendre comme lui la raison de la création du monde. Je vais être obligé de répondre en cet endroit à une difficulté qui nous est faite par les philosophes, et principalement par Cicéron. Voici à peu près la manière dont il raisonne. Dieu n'ayant créé le monde qu'en notre faveur, d'où vient qu'il a produit un si grand nombre d'insectes, de serpents et de vipères? D'où vient qu'il a répandu un si grand nombre de poisons sur la terre et sur la mer? Cette matière est fort ample; mais Je suis obligé de l'abréger, puisque je ne puis la toucher ici que comme en passant. L'homme est composé de deux parties fort différentes et fort contraires, d'une âme et d'un corps, c'est-à-dire du ciel et de la terre, de la lumière et des ténèbres, d'un esprit subtil, invisible et éternel, et d'une chair grossière, sensible et mortelle.
3 Ainsi il y avait quelque sorte de nécessité de lui proposer et les biens qu'il devait poursuivre, et les maux qu'il devait éviter ; car ce n'est que pour les discerner qu'il a reçu la raison et la sagesse. Les autres animaux, qui sont privés de cet avantage, ont reçu, comme en revanche des mains de la nature, et des habits pour se couvrir et des armes pour se défendre. L'homme n'a rien reçu de tous ces biens-là. Mais il a reçu la raison, qui est un bien plus excellent ; il a été formé nu et sans armes, afin que la sagesse lui servît d'armes et de vêtements. Que Cicéron apprenne donc : que la raison a été donnée à l'homme, afin qu'il put prendre les poissons pour se nourrir, et qu'il pût éviter les piqûres des serpents et des vipères pour sauver sa vie. Ces biens et ces maux lui ont été proposés parce qu'il avait reçu la sagesse, dont le principal emploi est de les discerner. Il faut donc avouer que l'homme a une force et une puissance admirable, puisque Dieu a créé en sa faveur le monde avec tout ce qu'il renferme, et qu'il l'a élevé au-dessus de toutes les créatures, parce qu'il est seul capable d'admirer la beauté et l'excellence de ses ouvrages. C'est pourquoi Asclépiade, mon cher ami, a eu raison d'écrire ce qui suit, dans le livre de la Providence, qu'il m'a fait l'honneur de me dédier : « Il y a sujet de se persuader que la Providence a placé l'homme immédiatement au-dessous d'elle, parce qu'il est seul capable de reconnaître ses œuvres ; car qui est-ce qui, en voyant le soleil, comprenne assez combien il répand de beautés et d'ornements ? Qui est-ce qui, en voyant le ciel, l'admire autant qu'il mérite d'être admiré? Qui est-ce qui cultive la terre? qui navigue sur la mer? qui se sert du feu ? Dieu n'a créé aucune de ces choses pour lui, puisqu'il n'en avait pas besoin. Mais il les a créées pour l'homme, afin qu'il en fasse un bon usage. »
