XII.
1 Répondons maintenant aux arguments que proposent ceux qui soutiennent un sentiment contraire, et que Lucrèce a rapportés dans son troisième livre :
Puisque l'âme, dit-il, naît avec le corps, il faut nécessairement qu'elle meure avec toi.
Il y a grande différence entre l'une et l'autre. Le corps est solide, visible et palpable; l'âme est subtile et imperceptible aux sens : le corps est formé de terre ; l'âme n'a rien de la grossièreté ni de la pesanteur de la terre, comme Platon le reconnaît; car si elle ne tirait son origine du ciel, elle ne pourrait avoir autant de promptitude, d'adresse et de force qu'elle en a. Le corps est visible et palpable, sujet à la corruption et à la mort, parce qu'il est formé d'un élément pesant et corruptible. Mais l'âme est immortelle, parce qu'elle est subtile et imperceptible à l'attouchement; elle est hors des atteintes et de toute violence étrangère. Il est vrai que le corps et l'âme naissent ensemble, et que le corps, qui est fait de terre, est comme un vase qui reçoit l'âme. Lorsque ces deux parties souffrent la séparation à laquelle on a donné le nom de mort, chacune d'elles retourne à sa nature ; le corps retourne à la terre d'où il a été tiré, et l'âme, qui a été créée par l'esprit de Dieu, demeure immortelle, parce que l'esprit de Dieu est éternel, Enfin, ce poète ayant oublié ce qu'il avait avancé, de la doctrine qu'il avait entrepris de soutenir, ajoute ce qui suit :
Ce qui a été tiré de la terre retourne à la terre; ce qui est descendu du ciel remonte au ciel.
Il est certain que ce discours ne convient pas à une personne qui est persuadée que l'âme meurt avec le corps; mais Lucrèce a été vaincu par la force de la vérité, et il l'a laissé échapper de sa plume.
2 La conclusion qu'il tire de ce que l'âme naît avec le corps, « qu'elle meurt aussi avec lui, » est fausse et peut-être tournée contre lui-même. Il est faux que le corps périsse lorsqu'il est séparé de l'âme ; il demeure entier plusieurs jours, et se conserve même très longtemps quand il a été embaumé. S'ils mouraient ensemble, comme ils naissent ensemble, l'âme ne se retirerait pas et n'abandonnerait pas le corps comme elle le fait, mais ils périraient tous deux au même moment, et le corps se dissoudrait avec la même vitesse avec laquelle l'âme disparaît ; ou dès que le corps serait dissous, l'âme se dissiperait de la même sorte qu'une liqueur se dissipe dès que le vase qui l'a contenue est rompu. Mais puisque le corps, qui est si fragile, ne se dissout pas aussitôt que l'âme en est séparée, et ne retourne pas à la terre d'où il est sorti, il faut conclure que l'âme, n'ayant rien de fragile, retourne au ciel comme au lieu de son origine et y vit éternellement.
L'accroissement, dit-il, que les sens prennent dans les enfants, la vigueur qu'ils ont dans les jeunes gens, et la diminution qu'ils souffrent dans les vieillards, est mie preuve évidente que l'âme est mortelle.
Pour répondre à cette objection Je dirai d'abord qu'il y a de la différence entre l'esprit qui est la source de nos pensées, et l’âme qui est le principe de notre vie. Le sommeil qui assoupit l'esprit, n'assoupit pas l'âme. La folie qui ôte l'usage de la raison ne prive pas de la vie, et c'est pour cela que l'on appelle insensés ceux qu'elle attaque, et que l'on ne les appelle pas morts. Il est donc vrai que l'esprit, ou la force d'entendre et de concevoir, croit ou diminue selon les divers âges ; mais il n'est pas vrai que l'âme croisse ou diminue; au contraire, elle est toujours au même état depuis le moment auquel elle a été créée, jusqu'à celui auquel elle est délivrée de la prison du corps, et auquel elle retourne au lieu de son origine Quoique cette âme ait été créée de Dieu, néanmoins parce qu'elle est enfermée dans le corps comme dans une obscure prison, elle n'a pas au commencement la science qui est quelque chose de divin, mais elle l'acquiert en écoutant et en apprenant, et bien loin de la perdre dans un âge avancé, elle l'augmente et la conserve, lors surtout qu'elle s'y est adonnée de bonne heure et qu'elle n'a pas mal employé les premières années de sa vie. Quand une extrême faiblesse vient affaiblir les organes, que les yeux s'obscurcissent, que la langue s'appesantit, que les oreilles s'endurcissent, ce sont des défauts, non de l'âme, mais du corps. La mémoire, dit-on, diminue aussi dans la vieillesse. Faut-il s'en étonner ? Quel sujet y a-t-il de trouver étrange que l'âme soit accablée sous les matériaux de la maison qui tombe en ruines, puisqu'elle ne peut devenir céleste et divine qu'en sortant de sa prison, où elle est retenue comme captive ?
3 Mais elle est sujette à la douleur et à la tristesse, et elle perd la raison par l'excès du vin, ce qui fait voir qu'elle est fragile et mortelle. Cela fait plutôt voir qu'elle a besoin de sagesse et de vertu pour dissiper la tristesse qu’elle sent, quand elle voit ou qu'elle souffre quelque indignité, et pour surmonter par l'abstinence le plaisir de boire et de jouir des autres objets qui flattent les sens, que si cette vertu lui manque, et qu'elle s'abandonne à la volupté, elle s'amollira par la jouissance des plaisirs, et deviendra sujette à la mort, parce que la vertu promet l'immortalité, au lieu que le plaisir cause la mort, comme nous l'avons déjà remarqué. La mort que souffre l'âme ne la détruit pas entièrement; elle ne fait que la tourmenter par un supplice éternel ; car l'âme étant sortie de Dieu, qui est éternel, elle ne peut être réduite au néant.
Mais l'âme, dit Lucrèce, participe aux maladies du corps; elle l'oublie en quelque sorte elle-même: elle languit, et puis elle reprend sa vigueur ordinaire.
C'est pour cela que la vertu est si nécessaire, parce qu'elle empêche l'âme de succomber sous la douleur qui accable le corps, et qu'elle ne s'oublie et ne se perde elle-même, comme l'esprit se perd quelquefois ; car comme l'esprit réside dans une certaine partie du corps, lorsque cette partie est blessée, l'esprit s'en retire et n'y retourne qu'après qu'elle a été guérie. Quand l'âme manque de venu, elle participé aux maladies du corps, auquel elle est unie, et se ressent de ses faiblesses et des misères; mais dès qu'elle est séparée du corps, elle est exempte des défauts qu'il lui avait communiqués, et jouit de la rigueur qui lui est propre.
Comme l'œil, dit ce poète, ne saurait voir quand il est arraché de sa place, ainsi l’âme ne saurait sentir quand elle est séparée du corps; ce qui donne sujet de croire qu'elle n'en est qu'une partie.
La comparaison n'est pas juste, ni l'induction que l'on en tire véritable. Bien que l'âme soit dans le corps, elle n'en est pas pour cela une partie, de même que les liqueurs ne sont pas une partie du vase où elles sont renfermées, ni les hommes une partie de la maison où ils logent.
4 Il emploie un argument beaucoup plus faible que ceux dont je viens de parler, quand il prétend prouver que l'âme est mortelle, parce qu'au lieu de se séparer tout d'un coup du corps, elle ne s'en détache que peu à peu, en commençant par les parties inférieures à mesure que la chaleur les abandonne. Quand quelqu'un meurt par le fer, son âme sort en un instant de son corps ; mais quand quelqu'un est consumé de maladie, son âme ne sort que peu à peu, et à mesure que le sang se dissipe et qu'il est épuisé par l'ardeur de la fièvre, comme l'huile d'une lampe s'use par le feu. Il ne faut pas s'imaginer que l'âme perde le sentiment de la même sorte que le corps le perd. Quand l’âme se retire, te corps se corrompt. Mais quand le corps commence à se corrompre, l'âme n'en souffre rien, et elle emporte avec elle le sentiment. Elle ne peut cesser de vivre et de sentir quand elle est séparée du corps, puisque c'était elle qui le faisait sentir et vivre. Quant à ce que Lucrèce dit, que :
Si l'âme était immortelle ou ne verrait jamais personne qui, en mourant, se plaignit de sa dissolution ; mais au contraire ceux qui meurent se réjouiraient de retrouver la liberté et de quitter leur corps, de la même sorte que les serpents se réjouissent de quitter leur peau.
Je n'ai jamais vu personne qui, en mourant, se plaignit de la dissolution de son corps. Peut-être que Lucrèce avait vu quelque épicurien qui en mourant discourait sur ce sujet.
5 Comment peut-on savoir si une personne en mourant sent la dissolution de son corps, ou si elle sent la séparation de son corps et de son âme, puisqu'il n'y a personne qui, en ce moment-là, ne soit réduit au silence? Pendant que l'on conserve le sentiment et l'usage de la parole, la dissolution n'est pas encore faite; dès qu'elle est faite, on n’a plus de parole pour s'en plaindre. Peut-être que l'on dira que la dissolution ne se fait point sentir avant qu'elle arrive. Mais que répondra-t-on à ce que l'on voit plusieurs personnes qui, bien loin de se plaindre en mourant de cette dissolution, témoignent par leurs gestes, ou déclarent même de vive voix, qu'elles sont bien aises de sortir de leur prison, ou du lieu de leur exil, pour retourner dans leur patrie. Ainsi, c'est plutôt une séparation à laquelle l'âme survit, qu'une dissolution qui l'anéantisse. Les autres arguments de ce poète épicurien sont contraires à l'opinion où a été Pythagore : que les âmes sortent des corps consumés par la vieillesse et les maladies, pour se joindre à de nouveaux, et pour renaître tantôt dans un homme, tantôt dans une bête, et tantôt dans un oiseau, et que c'est par ce changement qu'elles se rendent en quelque sorte immortelles. Cette imagination ridicule, et plus digne du théâtre que de l'école, ne mérite pas d'être réfutée sérieusement, parce qu'il semblerait que celui qui entreprendrait de la réfuter aurait appréhendé qu'elle ne trouvât créance dans quelques esprits. Je mécontenterai donc d'avoir détruit ce que l'on oppose à la vérité, sans me mettre en peine de détruire ce que l'on oppose à l'erreur.
