X.
L'Apôtre a dit: « Nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances1 »; car, en suivant la pente de leur volonté impie, elles descendent jusqu'à l'amour (le leur propre faste et de leur honneur personnel, et par jalousie ferment aux âmes pieuses tout retour vers le bien. Toutefois, entre votre opinion et notre foi, voici la différence : Selon vous, ces princes issus d'une nature qui leur est propre, et que Dieu n'a ni engendrée ni créée et qui lui était contiguë par l'effet d'une éternelle proximité, ont fait la guerre à Dieu avant même tout mélange du bien et du mal. Quel mal, dès lors; n'a-ce pas été pour Dieu de se voir réduit à la nécessité d'unir à ces princes sa propre substance, malgré la certitude où il était qu'elle serait souillée, troublée, soumise à l'erreur et à l'oubli d'elle-même, à tel point qu'elle aurait besoin d'un libérateur, d'un maître, d'un sauveur ! Vous voyez à quelles folies il faut avoir recours quand on a rivé sur soi les chaînes de l'impiété. Pour nous, la foi catholique nous enseigne que seul le néant absolu est contraire à Dieu qui est l'Etre par essence ; quant à ce qui existe, son existence n'a d'autre principe que Dieu lui-même, et à ce titre tout ce qui existe est bon ; toutefois cette bonté a des degrés. Ainsi, parmi tous ces biens sortis des mains du Créateur et distribués dans une progression parfaite, les uns occupent des places et des lieux différents et déterminés: ce sont tous les biens corporels; les autres tirent leur excellence de leurs avantages naturels: à ce titre l'âme l'emporte sur le corps; les autres, des droits qu'ils ont acquis à la récompense ou au châtiment: à ce point de vue l'âme jouit du repos ou devient victime de la douleur. Quant à ces princes contre lesquels l'Apôtre déclare que nous avons à lutter, avant de nuire ils subissent déjà le châtiment de leurs péchés. En effet, avant qu'un envieux cherche à nuire, il est déjà pour lui-même son propre tourment. D'un autre côté, ce sont les plus forts qui nuisent aux plus faibles; car pour l'emporter sur quelqu'un il faut être le plus fort; nous pouvons remarquer cependant que dans l'état où les a jetés leur iniquité, ces princes sont plus faibles qu'ils n'auraient été s'ils avaient persévéré dans leur premier état et dans la justice. Il importe aussi de savoir d'où peut venir cette supériorité de forces; est-ce du corps? sur ce point les hommes le cèdent aux chevaux; est-ce de la nature de l'âme? l'âme qui a la raison l'emporte sur celle qui en est privée; est-ce des affections du coeur? l'homme vertueux est plus fort que le pécheur; est-ce de la puissance hiérarchique? le général l'emporte sur le soldat ou sur le gouverneur de province. Quant à la puissance en elle-même, il est hors de doute qu'elle est accordée par la souveraine puissance de Dieu; si les méchants se soulèvent contre les bons, c'est-à-dire les pécheurs contre ceux qui sont déjà en possession de la justice ou qui s'efforcent d'y arriver, c'est Dieu lui-même qui leur donne ce pouvoir, soit pour éprouver ces justes par la patience2, soit pour ranimer leur espérance, soit pour les faire servir de modèles aux autres. « Sachant, dit l'Apôtre, que la tribulation produit la patience ; la patience, la pureté et la pureté l'espérance3 ». Ce genre de combat se réalise quand un fidèle lutte contre les princes des anges prévaricateurs et contre les esprits d'iniquité ; ceux-ci reçoivent la puissance de tenter, le fidèle reçoit celle d'accomplir les préceptes. Il suit de là que ces princes triomphent dans les choses de moindre importance, et sont vaincus dans les choses les plus importantes; ils triomphent souvent du corps à cause de sa faiblesse, mais ils sont vaincus par l'âme qui est plus puissante. Quand ils usent de violence, c'est par la patience qu'on les combat, et il faut la prudence quand ils emploient la ruse ; parce moyen ils n'obtiennent de nous aucun consentement, soit qu'ils essaient de nous dompter par la violence, soit qu'ils cherchent à nous tromper par la ruse. Mais n'oublions pas que la vertu et la sagesse appartiennent à Dieu, et que c'est par elle qu'il a créé toutes choses ; voilà pourquoi quand, parmi les créatures, celles qui sont supérieures s'abaissent vers celles qui sont inférieures, ce qui constitue le péché et le mal, la force singe la vertu et la ruse la sagesse. Qu'au contraire, elles se relèvent de cet abaissement, la magnanimité imite la vertu, et la science imite la sagesse. Les pécheurs imitent Dieu le Père par leur orgueil impie, et les justes l'imitent par une pieuse libéralité. Les pécheurs par leur cupidité et les justes par leur charité, imitent le Saint-Esprit; toutefois, si vicieuse que soit pour les uns, si louable que soit dans les autres cette imitation de Dieu en qui et par qui toutes les natures ont été créées, il est certain que l'homme peut s'en éloigner à différents degrés. Supposé même qu'un combat s'élève entre ceux qui imitent Dieu pour s'avancer dans le bien, et ceux qui l'imitent en prenant le parti du mal, l'imitation de ces derniers est toujours vaincue par l'imitation des premiers ; plus les uns s'élèvent par l'orgueil, plus ils sont abaissés ; et plus les autres s'abaissent par l'humilité, plus ils s'élèvent en réalité.
Si l'on comprend difficilement pourquoi ceux qui sont les plus forts par l'esprit, sont les plus faibles parle corps, je trouve tout naturel que ceux qui ont été luis en liberté par la rémission de leurs péchés, subissent l'épreuve de la mortalité du corps en attendant qu'ils soient couronnés du diadème de l'immortalité. On échappe difficilement au châtiment; pour y échapper il faut l'avoir mérité. De là ces paroles de l'Apôtre : « Si Jésus-Christ est en vous, quoique votre corps soit mortel à cause du péché, votre esprit est vivant à cause de la justice. Car si l'esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous4 ». En punition de son péché, l'âme est condamnée à vivre avec une chair de péché; si elle se retourne vers Dieu et aspire à devenir meilleure, elle cesse aussitôt de vivre selon la chair; bien plus, si elle cherche sérieusement à perfectionner sa chair, elle méritera d'avoir un corps immortel; mais ce bonheur ne lui sera accordé qu'à la fin des temps, quand la mort, notre dernière ennemie, sera détruite, quand ce corps corruptible aura revêtu l'incorruptibilité. Il n'est pas ici question de ce globe fabuleux dont vous faites grand bruit, mais de ce changement dont il est dit: «Nous ressusciterons tous, mais tous nous n'obtiendrons pas l'immutabilité ». L'écrivain sacré venait de dire : « Et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous jouirons de l'immutabilité» ; expliquant ensuite cette immutabilité, il ajoute : « Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l'immortalité ». C'est ainsi qu'il traitait cette importante question de la résurrection, qu'il avait posée.en ces termes : « Mais, dira quelqu'un, comment les morts ressusciteront-ils ? Quel sera leur corps5 ? » Lisez attentivement tout ce passage, déposez pour cette lecture tout esprit d'obstination et de chicane, conjurez Dieu de verser en vous ses lumières et son secours, et vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles. Maintenant revenez au sujet que nous traitons, et comprenez, si vous le pouvez, la portée de mon langage ; je n'ai pas à dire que les justes combattent contre le néant; mais contre ces substances qui sont tristement déchues, parce qu'elles n'ont pas persévéré dans la vérité.
