IV.
Il n'y a qu'un chemin que les gens de bien puissent tenir ; ce chemin mène non aux Champs Elysées, comme l'ont dit les poètes ; mais à la région la plus élevée de l'univers. Il y a un autre chemin, à main gauche, qui mène au lieu destiné pour le châtiment des crimes et aux enfers. C'est le chemin du ca-lomniateur qui par les superstitions qu'il a inventées détourne les hommes du salut et les engage dans la damnation. Ce chemin paraît d'abord large, uni, paré de fleurs et de fruits. Dieu a mis à l'entrée tout ce que le monde prend pour des biens : les richesses, les honneurs, le repos, les plaisirs; mais il y a mis aussi l'injustice, la cruauté, l'orgueil, la perfidie, la débauche, la discorde, l'ignorance, le mensonge, la folie et les autres vices. L'issue est disposée de telle sorte que, quand on approche de la fin, on ne peut plus retourner sur ses pas, on perd de vue les beautés dont on avait été charmée d'abord, et on ne reconnaît que l'on a été trompé qu'au moment où l'on tombe au fond d'un précipice. Cela veut dire que quiconque, s'étant laissé enchanter par la beauté des créatures, s'arrête à en jouir et se détourne du créateur, sans prévoir ce qui doit arriver après la mort, tombera dans l'enfer où il souffrira un châtiment éternel.
Dieu a fait au contraire le chemin du ciel inégal et raboteux. Il l'a bordé d'épines qui piquent et qui déchirent. Il l'a embarrassé de cailloux et de rochers sur lesquels on ne saurait marcher sans se blesser les pieds et sans être en danger de tomber. Il y a placé la justice, la tempérance, la patience, la foi, la chasteté, l'abstinence, la concorde, la science, la vérité, la sagesse, et les autres vertus ; mais il y a aussi placé avec elles la pauvreté, l'infamie, le travail, la douleur et toutes sortes d'amertumes. Cela veut dire que quiconque porte ses espérances au delà des choses présentes, et prétend à la possession des biens éternels, sera privé des biens temporels, et fera plus à son aise le voyage de cette vie. En effet, ceux qui sont chargés de richesses et suivis d'un train nombreux et d'un superbe équipage, ne sauraient jamais entrer dans le chemin étroit que nous décrivons. Les médians n'ont point cette incommodité. Tout leur réussit, parce que le chemin où ils marchent est large et a beaucoup de pente. Les gens de bien ont plus de peine parce que leur chemin est étroit et difficile. Ils sont exposés au mépris, à la raillerie et à la haine. Tous ceux qui sont entraînés par les voluptés et par leurs passions ont de la jalousie contre ceux qui ont été assez heureux pour acquérir la vertu et pour se mettre en possession d'un si grand avantage dont les autres sont privés. Les gens de bien seront dans la pauvreté et dans l'infamie ; ils seront exposés aux injures et aux outrages, et souffriront tout ce qu'il y a de plus fâcheux et de plus rude ; mais s'ils conservent la patience jusques à la fin, au milieu de tant de fatigues, ils recevront la couronne.
Voilà les deux chemins que Dieu a tracés aux hommes. Il a mis dans l'un et dans l'autre des biens et des maux ; mais il ne les y a pas mis selon le même ordre. Il a fait voir dans l'un des maux temporels et ensuite des biens éternels, et cet ordre est sans doute le meilleur. Il a fait voir dans l'autre des biens temporels et ensuite des maux éternels, et cet ordre est le plus misérable et le plus funeste qu'on se puisse imaginer. Qui-conque choisira des maux présents avec la justice possédera des biens plus stables et plus solides que ceux qu'il aura méprisés, au lieu que celui qui aura préféré les biens présents à la justice tombera dans des maux plus dangereux et plus terribles que ceux qu'il aura tâché d'éviter. Une vie aussi courte que celle que nous menons ici-bas ne saurait avoir de biens ni de maux qui soient de longue durée. Mais l'autre vie ne finissant point, les biens ou les maux qu'elle renferme ne peuvent finir non plus qu'elle. Les biens de courte durée sont suivis de maux qui n'ont point de fin, et les maux de courte durée de biens qui n'ont point de fin non plus. C'est pourquoi chacun, ayant la liberté de choisir ou les biens ou les maux qui sont proposés, doit considérer mûrement s'il ne lui est pas beaucoup plus avantageux de souffrir des maux de peu de durée pour acquérir des biens qui n'ont point de fin, que de s'attirer des maux qui n'ont point de fin, pour avoir voulu jouir de biens de peu de durée. Lorsque l'on est engagé dans une guerre, il en faut supporter les fatigues, dans l'espérance de goûter un jour les fruits de la paix. Il faut souffrir la faim et la soif, le froid et le chaud. Il faut veiller, coucher sur la terre, essuyer toutes sortes de dangers pour défendre sa famille, sa maison et ses proches, et pour pouvoir jouir ensuite de quelque repos. Ceux qui préfèrent en ces rencontres l'oisiveté au travail s'exposent à de grands malheurs. L'ennemi survient et les surprend hors d'état de se défendre; il porte le ravage sur leurs terres ; il pille leurs maisons ; il emmène leurs femmes et leurs enfants, et il les tue ou les prend eux-mêmes. Pour éviter ces malheurs, il faut se priver de commodités passagères. Il en faut user à peu près de la même sorte durant cette vie. Dieu a voulu qu'elle fût pleine de combats, et nous a suscité des ennemis pour exercer notre valeur. Il faut renoncer au repos et au plaisir de peur d'être surpris ; il faut être perpétuellement sur ses gardes, répandre son sang, et supporter les plus grandes fatigues avec d'autant plus de joie que notre général nous en promet une récompense éternelle. Puisque les soldats qui combattent sous les enseignes des princes qui ne sont que des hommes entreprennent d'extrêmes travaux pour gagner des biens qu'il est plus aisé de perdre que de gagner, nous ne devons refuser aucun travail pour gagner un bien que nous ne pouvons plus perdre dès que nous l'avons obtenu. Dieu qui nous a destinés à la guerre, veut que nous soyons toujours sous les armes, et que nous veillions sans cesse, et pour éviter les pièges de notre ennemi et pour repousser ses efforts. Il nous attaque comme un expérimenté capitaine par divers moyens, selon la connaissance qu'il a de nos inclinations et de nos mœurs. Il excite dans le cœur des uns un désir insatiable des richesses, qui sont comme des liens qui les embarrassent; il allume en d'autres le feu de la colère, pour les détourner du service de Dieu et pour les porter à la vengeance. Il en plonge d'autres dans les voluptés, afin qu'ils ne songent plus à la vertu. Il inspire l'envie à d'autres, afin qu'étant rongés par cette malheureuse passion, ils fussent leur tourment du bonheur de ceux qu'ils haïssent. Il en remplit d'autres d'ambition, afin qu'étant élevés aux dignités ils donnent toutes leurs pensées aux fonctions publiques, et ambitionnent de voir les années marquées de leur nom? Il y en a quelques-uns qui forment de plus vastes projets, qui méditent de rendre leur autorité perpétuelle et d'opprimer la liberté de leurs concitoyens. Quand Dieu trouve des personnes qui se jettent dans la piété, il les jette dans la superstition. Il éblouit par le vain éclat d'une fausse philosophie ceux qui recherchent la sagesse, et les aveugle de telle sorte qu'ils ne peuvent jamais voir la vérité. Voilà comment il ferme tous les passages par où l'homme pourrait arriver au salut ; voilà comment il se réjouit de nos erreurs et de nos égarements. Cependant comme Dieu souhaite que nous le puissions vaincre, il nous éclaire d'un rayon de sa lumière et nous fortifie d'une vertu céleste dont je me trouve obligé de parler en cet endroit.
