XII.
Voilà quelle est la parfaite justice qui entretient la société civile dont parlent les philosophes. Le véritable usage des richesses est de les employer non pour son plaisir, mais pour la conservation de plusieurs personnes par on motif d'équité, qui est une vertu qui demeure toujours. C'est donc une maxime constante: qu'il faut faire la charité sans intérêt. Il n'en faut attendre la récompense que de Dieu, et quiconque l'attendrait d'un autre, ferait un trafic au lieu de faire une charité. Il n'aurait obligé personne et n'aurait agi que pour son propre avantage. Ce n'est pas que celui qui fait du bien à un autre sans attendre rien de lui, n'y trouve aussi son propre avantage, puisqu'il en reçoit la récompense de Dieu. La miséricorde doit tellement entrer dans toutes les actions de notre vie, que Dieu nous commande d'inviter à un festin ceux qui ne sauraient nous le rendre. Ce n'est pas qu'il nous défende de converser et de manger avec nos proches et avec nos amis, pourvu que nous fassions différence des devoirs de la société et de ceux de l'amitié. L'hospitalité est une vertu fort nécessaire, comme les philosophes en demeurent d'accord. Mais ils détournent le cours que la justice lui donne pour l'appliquer à leur profit. « Théophraste, dit Cicéron, a donné à l'hospitalité les louanges qui lui sont dues, et il n'y a rien en effet de plus glorieux que de voir les maisons des personnes de condition ouvertes aux étrangers qui sont considérables ou par leur naissance ou par leur mérite. » Il s'est trompé ici de la même sorte qu'auparavant quand il a dit qu'il faut faire du bien à des personnes capables de le reconnaître. La maison d'un homme sage et d'un homme juste doit être ouverte non à des personnes illustres et éminentes en dignité, mais aux plus pauvres et aux plus méprisables. Ces personnes illustres n'ont besoin de rien ; leur propre grandeur leur suffit. Toutes les actions d'un homme juste doivent être des bienfaits. Or un bienfait périt quand il est rendu. Il ne nous est plus dû, dès que l'on nous en a payé le prix. La justice veut que les bienfaits soient entiers, et ils ne le sont jamais s'ils ne sont faits à des personnes qui ne les peuvent reconnaître. Cicéron n'a considéré que l'intérêt, quand il a dit qu'il fallait exercer l'hospitalité envers des personnes illustres, et il n'a pas même dissimulé l'avantage que Von en retire. Il a marqué clairement que l'on peut acquérir une grande réputation parmi les étrangers, par le moyen des plus considérables avec lesquels on a contracté amitié. Si j'avais entrepris de le réfuter, il me serait fort aisé de faire voir son inconsistance, et je n'emploierais pour cela que ses paroles. Il dit en un endroit que plus une personne rapporte ses actions à ses intérêts, et moins elle a de probité. Il avoue ailleurs qu'il n'est pas d'un homme sincère et honnête de dissimuler ses sentiments, de cacher ses intentions, de faire paraître par ses actions un autre dessein que celui qu'il a dans le cœur, et que cela n'appartient qu'à un homme rusé, fourbe et trompeur. Comment donc pourrait-il exempter de malice cette hospitalité exercée envers les plus illustres des étrangers avec tant d'ambition et tant de pompe? Vous allez aux portes de la ville pour inviter à loger chez vous les personnes de condition qui arrivent des pays étrangers, et vous n'y allez qu'à dessein d'acquérir, par leur moyen, du crédit et de la puissance parmi leurs concitoyens; et vous prétendez paraître juste, civil et libéral, bien que vous ne suiviez que votre intérêt? Cependant Cicéron est tombé dans cet embarras non par imprudence, car il était moins sujet à ce défaut que nul autre, mais pour n'avoir rien su de la vérité; ce qui lui est d'autant plus pardonnable qu'il a déclaré qu'il ne prétendait pas donner les préceptes de la véritable justice, parce qu'il ne la connaissait pas, mais seulement d'une justice qui eût l'ombre et l'apparence de la véritable. Il faut donc excuser ce docteur d'ombre et d'apparence, et ne lui pas demander la vérité qu'il avoue qu'il ne connaît pas.
Un des plus importants devoirs de la justice est de mettre les prisonniers en liberté, comme Cicéron en est demeuré d'accord. « La libéralité, dit-il, de ceux qui retirent des prisonniers, qui payent leur rançon, et qui soulagent les pauvres, est fort utile à la république. »
Pour moi, je suis persuadé que la dépense que l'on fait pour mettre des prisonniers en liberté est beaucoup plus honnête et plus digne d'un homme grave que celle que l'on fait pour donner des jeux au peuple. Les principaux devoirs d'un homme de bien sont de nourrir les pauvres et de racheter les captifs; et ceux d'entre les méchants qui s'en acquittent, passent pour des hommes d'importance et remportent de grandes louanges, parce que l'on est surpris de voir qu’ils assistent ces personnes qui semblaient abandonnées.
Celui qui fait du bien à des parents et à des amis ne mérite pas une grande louange, parce qu'il ne s'acquitte que d'un devoir auquel il est obligé par la loi de la nature et de l'amitié, et auquel il ne saurait manquer sans commettre une impiété détestable. En cela, il évite plutôt le blâme qu'il n'acquiert de la gloire. Mais celui qui fait du bien à un étranger et à un inconnu mérite une grande louange, parce qu'il ne le fait que par le principe de l'humanité. On fait le bien par pur motif de justice et de probité, lorsqu'il n'y a aucune nécessité de le faire. Cicéron n'a pas dû préférer la dépense que l'on fait pour racheter des prisonniers à celle que l'on fait pour donner des jeux au peuple; car cette préférence suppose une comparaison et un choix de l'une plutôt que de l'autre. Les largesses que l'on fait en faveur du peuple sont des largesses indiscrètes, et qui approchent fort de l'extravagance de ceux qui jettent leur bien dans la mer. On ne peut pas même donner à ces largesses-là le nom de présent, parce qu'elles ne sont reçues que par ceux qui ne les méritent pas.
C'est une autre grande action de justice de prendre la protection des veuves, des pupilles et des personnes qui n'ont aucun appui; elle est recommandée par la loi de Dieu, et tous les bons juges s'y portent comme par une inclination naturelle. Mais ces actions-là n'appartiennent proprement qu'à nous, à qui le commandement en a été fait. Les païens s'aperçoivent bien que c'est une justice à laquelle la nature semble nous obliger que d'assister les faibles ; mais ils ne savent pas sur quoi cette justice est fondée, qui est : que Dieu, qui nous fait perpétuellement sentir les effets de sa clémence, commande de protéger et de défendre les veuves et les pupilles, afin que ceux qui ont des femmes et des enfants n'appréhendent point de les abandonner, quand il est question de mourir pour la foi, et qu'ils souffrent constamment les plus cruels supplices, dans l'assurance que ces personnes, qui leur sont si chères, demeureront après leur mort entre les mains de la Providence qui pourvoira à leurs besoins.
C'est encore une grande action de charité d'assister des malades qui sont sans secours : c'est offrir à Dieu une victime vivante. Ceux qui auront employé leur bien dans le temps à un si saint usage, le retrouveront avec avantage dans l'éternité.
Le dernier et le plus grand devoir de la piété est d'ensevelir les pauvres et les étrangers. Les païens n'ont donné aucun précepte de ce devoir ; et ils n'avaient garde d'en donner, puisqu'ils ne suivaient point d'autre règle que l'intérêt. Bien qu'ils n'aient pas approché de la vérité, quand ils ont entrepris de traiter des autres devoirs, ils ne s'en sont pas si fort éloignés que quand ils ont traité de celui-ci, parce qu'ils ont été retenus par je ne sais quelle apparence d'utilité qu'ils y ont sentie, au lieu qu'en ce dernier, ils n'en ont trouvé aucune. Il y a eu même des personnes qui ont soutenu que la sépulture est inutile, et que ce n'est pas un mal d'en être privé; mais leur impiété est condamnée par le consentement de tous les peuples qui suivent un usage contraire, et par la loi de Dieu qui l'autorise. Ils ne disent pas aussi ouvertement qu'il faille négliger ce devoir; ils se contentent de dire que, quand on y manque, on ne fait pas un grand mal. Ainsi, ce n'est pas tant un conseil qu'ils donnent d'omettre ce devoir, qu'une consolation lorsqu'il a été omis, pour montrer qu'un homme sage ne doit pas s'en affliger comme d'un fort grand malheur. Je n'examine pas ici ce qu'un homme sage doit supporter avec patience; j'examine ce qu'il doit faire. Je n'agite pas ici cette question : la coutume de donner la sépulture aux morts est utile. Quand elle serait inutile, comme les païens le croient, il ne faudrait pas laisser à l'observer, parce qu'elle paraît civile et honnête. Dans la morale, on considère plus l'intention que l'action. Il ne faut pas souffrir que l'ouvrage et l'image de Dieu serve de proie aux bêtes farouches et aux oiseaux ; il faut le rendre à la terre, d'où il est sorti. Nous nous acquitterons de ce devoir envers un inconnu aussi bien qu'envers nos proches, et nous ne devons le refusera personne. Nous lui rendrons, par sentiment d'une humanité générale, ce que nous rendrions à nos proches par le sentiment d'une amitié particulière. Si l'on ne rend pas ce devoir à un homme, parce qu'il n'a plus de sentiment, on le rend à Dieu, qui le reçoit comme un sacrifice très agréable.
« Je n'aurais plus de bien, dira peut-être quelqu'un, si je voulais satisfaire à tous ces devoirs; je dépenserais en un jour tout ce que j'ai, j'entreprenais d'assister tous les pauvres, de vêtir tous les nus, de racheter tous les captifs et d'ensevelir tous les morts. Dissiperais-je le fonds que mes ancêtres ont acquis avec beaucoup de peine, et me réduirais-je à implorer le secours de la compassion et de la charité des autres? » Appréhendez-vous si fort la pauvreté que les philosophes relèvent par des louanges si extraordinaires, et qu'ils appellent un port où l'on est exempt des agitations que donnent les inquiétudes qui accompagnent les richesses. Ignorez-vous la multitude des accidents et des hasards où la possession du bien vous expose ? Vous serez assez heureux, si vous en pouvez échapper sans perdre la vie. Vous marchez chargé de dépouilles qui excitent l'envie et indignation de vos concitoyens. Que ne mettez vous en sûreté un bien que vous êtes en danger de perdre, ou par la violence des voleurs, ou par l'injustice d'une proscription, ou par une irruption d'ennemis? Quelle difficulté faites-vous de rendre éternel et immuable un bien qui n'est que temporel et passager ? Confiez à Dieu vos trésors, et ils ne seront ni consumés par la rouille, ni enlevés par l'injustice des voleurs ou des tyrans. Ceux qui mettent leurs richesses filtre les mains de Dieu ne sauraient jamais être pauvres. Si vous connaissez le prix de la justice, défaites-vous du bagage qui vous charge et vous incommode, pour la suivre plus aisément. Délivrez-vous des chaînes dont la pesanteur vous accable, et courez à Dieu. Il y a de la grandeur de courage à fouler aux pieds les biens de la terre. Que si vous n'êtes pas encore capable de la perfection qui est nécessaire pour mettre vos trésors entre les mains de Dieu, et pour acquérir des biens solides par la perte des biens périssables, je vous délivrerai de cette crainte. Ces commandements-là ne sont pas faits à vous seul ; ils sont faits à tous vos frères qui vous sont si étroitement unis, que vous ne composez tous ensemble qu'un seul corps. Si vous ne pouviez exécuter seul une si grande entreprise, contribuez-y en tout ce qui dépendra de votre pouvoir, et surpassez autant les autres en générosité que vous les surpassez-en richesses. Ne vous imaginez pas que je vous conseille d'épuiser, ou même de diminuer notablement votre bien. Je vous exhorte seulement à faire un bon usage de ce que vous auriez employé à des dépenses inutiles. Rachetez des prisonniers avec ce que vous auriez mis à acheter des bêtes. Nourrissez les pauvres de ce qui n'aurait servi qu'à nourrir des chiens et des chevaux. Consacrez à la sépulture des morts ce que vous perdriez à entretenir et équiper des gladiateurs. Quel gain y a-t-il à enrichir des scélérats et à leur faire apprendre des exercices qui n'ont rien que de criminel? Faites un sacrifice u Dieu de ce bien qui périrait entre vos mains, et vous en recevrez une récompense éternelle. Dieu a proposé un grand prix aux actions de miséricorde, quand il y a attaché la rémission des péchés. « Si vous écoutez, vous dit-il, les prières de celui qui vous demande des soulagements, j'écouterai les vôtres. Si vous avez pitié de ceux qui sont dans l'affliction, j'aurai pitié de vous quand vous y serez. Que si vous ne les regardez point, et que vous leur refusiez votre assistance, je vous traiterai de la même sorte, et je vous jugerai selon la même loi. »
