XVIII.
Laissons là les philosophes qui, ne sachant rien, s'imaginent tout savoir, ou qui, s'ils savent quelque chose, ne font aucune réflexion sur ce qu'ils savent, ou qui, s'imaginant savoir ce qu'ils ne savent pas, tombent dans une extravagance ridicule. Pour nous, qui sommes les seuls à qui Dieu a révélé sa vérité et découvert sa sagesse, faisons ce qu'il nous ordonne, supportant les défauts des uns et des autres; entraidons-nous dans les travaux de la vie présente, et si nous y faisons quelque bien, n'en tirons point de vanité. Dieu nous avertit que celui qui pratique la justice ne doit jamais s'enfler d'orgueil, de peur que quand il subvient aux besoins des misérables, il semble avoir plutôt cherché à se satisfaire soi-même qu'à accomplir les préceptes de l'aumône, et que jouissant de la louange qu'il a recherchée, il ne soit privé de la récompense éternelle. Les autres commandements que doivent observer ceux qui se sont consacrés au service de Dieu sont fort aisés, comme celui de ne mentir jamais à dessein de tromper ou de nuire. C'est un crime à celui qui fait profession de la vérité de s'en détourner le moins du monde pour surprendre quelqu'un. Le mensonge n'a point de lieu dans le chemin de la justice et des vertus où nous marchons. Nul de ceux qui y marchent avec nous ne prononcera ces paroles de Lucilius:
Ce n'est point du tout ma coutume, ni ma manière d'agir, que de déguiser la vérité en parlant à mes amis.
Car il sera persuadé qu'il ne lui est jamais permis de la déguiser, non pas même lorsqu'il parle à un ennemi on a un inconnu, et jamais la langue ne trahira le cœur dont elle est l'interprète. S'il prête de l'argent, il n'en tire aucun profit, et il oblige trop généreusement pour attendre aucune récompense de ses bienfaits. Il doit quelquefois même être bien aise de le prendre; mais il ne peut, jamais recevoir plus qu'il n'a prêté. Quiconque cause d'une autre sorte fait son avantage de la misère d'autrui, et cherche à se couvrir des dépouilles des pauvres. Jamais un homme de bien ne perdra une occasion d'exercer la charité; jamais il ni la déshonorera par un gain aussi peu honnête qu'est celui de l'usure, et il fera en sorte de m rien perdre en prêtant, parce que s'il perd àt l'argent, il acquerra de la réputation. Il ne recevra point de présents du pauvre, afin que le secours qu'il lui aura apporté soit d'autant plus grand qu'il aura été gratuit. Il ne répondra que par des paroles obligeantes aux paroles les plus outrageuses. Adorant la parole éternelle, qui est la source de toute bonté, il n'en dira aucune qui soit mauvaise. Il se gardera bien d'exciter par sa faute la haine de qui que ce soit; et a quelqu'un est assez injuste et assez insolent pour lui faire outrage, il le souffrira avec modération et en laissera la vengeance à Dieu, bien loin d'entreprendre de la prendre. Il conservera son innocence en tout temps et en tout lieu, ce qui s'étend plus loin qu'il ne semble ; car cela veut dire qu'il ne fera aucune injure à personne, et que si on lui en fait quelqu'une, il ne la repoussera pas ; il la remettra entre les mains du juge souverain et équitable qui voit toutes les actions et toutes les pensées des hommes. Il ne s'en rapportera qu'à lui, parce qu'il n'y a personne qui puisse éviter l'exécution de son jugement. Cela est cause qu'un homme de bien est généralement méprisé et qu'il passe pour un lâche, dans la créance qu'il ne saurait se défendre. Au contraire, ceux qui vengent leurs injures passent pour des gens de cœur, et attirent l'estime et le respect de tout le monde. Quelque avantage qu'un homme puisse procurer à un grand nombre de personnes, il sera toujours moins considéré que celui qui a le pouvoir de nuire. Il ne se corrompra pas pour cela au milieu de la corruption des autres; il obéira plutôt aux commandements de Dieu qu'il ne suivra leur exemple, et il aimera mieux être méprisé que de manquer à son devoir. « Si quelqu'un, dit Cicéron dans les livres des Offices, veut pénétrer les replis de sa propre conscience, qu'il apprenne de soi-même que l'homme de bien est celui qui sert tous ceux qu'il peut servir et qui ne nuit jamais à personne, si ce n'est qu'il ait été attaqué et qu'il ait reçu quelque injure. » Il a corrompu une vérité très importante par la condition qu'il y a ajoutée, par laquelle il a gâté le portrait de l'homme de bien et lui a ôté ornement de la patience, qui est une des plus belles vertus. Pourquoi ajoutait-il ces paroles : « ce n'est qu'il ait été attaqué, et qu'il ait reçu quelque injure. « L'homme de bien, dit-il, nuira quand il aura été attaqué. » S'il nuit, il ne sera point homme de bien : il y a autant de mal à pousser une injure qu'à la faire. D'où viennent s contestations, les querelles et les guerres, si ce n'est de la résistance que l'impatience fait à l'injustice? Que si l'on n'opposait à l'injustice ne la patience, qui est la vertu la plus propre et la plus nécessaire à l'homme, Oh l'arrêterait l'heure même, comme on arrête le feu en jetant de l'eau dessus. Mais quand on veut la repousser en lui opposant l'impatience, elle excite un incendie qui ne peut être éteint que par le sang. Ainsi Cicéron, qui fait profession de l'étude de la sagesse, a privé l'homme de bien de la patience, qui est une vertu de grand usage dans cette vie : elle arrête seule le coure des crimes, et il n'y en aurait plus aucun sur la terre si elle se trouvait dans le cœur de tous les hommes. Quel plus grand malheur peut-il arriver à un homme de bien, que de lâcher la bride à la colère, qui le rend indigne de ce nom! Cicéron avoue lui-même qu'il n'y a rien de si contraire à la nature de l'homme que de nuire à un autre. Les bêtes se défendent quand on les attaque ; les serpents ne font du mal que quand on les poursuit pour les tuer; et pour passer de l'exemple des bêtes à celui des hommes, les plus grossiers et les plus ignorants se portent à la vengeance avec une fureur aveugle des qu'on leur fait quelque injure. Quelle différence y aura-t-il entre eux et un homme sage, s'il n'a une patience invincible qu'ils n'ont point, s'il ne sait réprimer la colère à laquelle ils s'abandonnent ? Ce qui a trompé Cicéron, c'est qu'en parlant de la vertu et de la force, il a va qu'en toute sorte de combats elle devait remporter la victoire, et n'a pu reconnaître; que celui qui suit les mouvements de la douleur ou de la colère, qui obéit à ses passions, et qui, au lieu de leur résister, reçoit les impressions qu'elles lui donnent, n'est plus dans le chemin de la vertu. Celui qui veut venger l'injure qu'il a reçue, imite celui qui la lui a faite. Or quiconque imite un méchant ne peut pas être homme de bien. Ainsi Cicéron a ôté à son sage deux grandes vertus en deux paroles, l'innocence et la patience. Comme il avait une éloquence de chien, ainsi que disait Appius selon le témoignage de Salluste, il a voulu aussi que les hommes vécussent à la manière des chiens, et qu'ils mordissent, comme eux, quand ils seraient attaqués. On ne saurait trouver d'exemple plus juste, pour faire voir combien la vengeance que l'on recherche des injures que l'on a reçues excite de tempêtes et désordres, que celui de cet orateur même qui la défend, et qui s'est perdu lui-même est l'enseignant comme il l'avait apprise des philosophes. S'il n'avait opposé que la patience aux outrages qu'on lui faisait, s'il les avait dissimulés, au Heu de les repousser par ces oraisons fameuses qu'il fit sous un titre étranger avec une légèreté, un emportement et une extravagance incroyables, jamais sa tête n'aurait ensanglanté la tribune dont elle avait été autrefois le principal ornement, et jamais on n'aurait vu la proscription du triumvirat qui fut si funeste à la république. Ce n'est pas le propre d'un homme de bien ou d'un homme sage de vouloir s'exposer au danger d'une bataille, parce que l'événement en est incertain, et que la victoire n'est pas en notre pouvoir. Le propre d'un homme de bien et d'un homme sage est non de se défaire de son ennemi, ce qui ne se fait ni sans crime, ni sans danger, mais d'ôter tous les sujets de contestation et d'inimitié, ce qui se fait avec justice et avec avantage. Il faut donc considérer la patience comme une grande vertu. Dieu a mieux aimé permettre que l'homme de bien passât pour un lâche, que de permettre qu'il fût privé d'une vertu si nécessaire; car s'il ne souffrait jamais aucune injure, on ne pourrait reconnaître la force qu'il a de réprimer les mouvements de la colère et de la vengeance. Que si, quand il en a souffert quelqu'une, il tâchait de la repousser, il serait vaincu ; au lieu que s'il la souffre, il est maître de soi-même et victorieux. Cette vertu, qui le rend maître de soi-même, s'appelle patience, et on peut dire qu'elle est toute seule contraire à toute sorte de vices. Elle apaise les troubles qui agitent l'âme, et la rend, en quelque sorte, à elle-même. Il n'est pas possible de dompter tellement la nature, que nous ne soyons jamais émus d'aucune passion ; mais il en faut réprimer les mouvements avant qu'ils aient fait beaucoup de mal. Dieu nous a défendu de laisser coucher le soleil sur notre colère. Cicéron a mis lui-même le pardon des injures au nombre des vertus, bien que cela soit fort contraire au précepte qu'il avait donné de les repousser. « Je l'espère, dit-il, César, parce que vous n'oubliez rien que les injures. » Que si un homme aussi éloigné non seulement de la justice céleste et divine, mais de la justice humaine et civile, oubliait les injures, ne les devons-nous pas plutôt oublier, nous qui sommes appelés à une profession éminente, et qui prétendons à une vie éternelle.
