X.
Après avoir parlé des devoirs qui sont dus à Dieu, je dirai quelque chose de ceux qu'il faut rendre à l'homme, bien que ceux que l'on rend à l'homme retournent en quelque sorte à Dieu, puisque l'homme est son image. Le premier devoir de la justice nous attache à Dieu, et le second nous attache à l'homme : le premier s'appelle religion et le second humanité. Cette première vertu est propre et particulière aux justes et aux serviteurs de Dieu. Il n'a pas donné la sagesse aux bêtes, mais seulement des armes pour leur défense. Au contraire, ayant fait naître l'homme nu et faible, il lui a donné la sagesse pour éviter les peines et pour se garantir des disgrâces; mais il lui a donné en même temps l'humanité pour aimer, pour secourir et pour défendre les autres hommes : c'est le lien de toute société, que nul ne peut rompre sans se rendre coupable d'un parricide. Nous sommes tous unis de parenté, puisque nous sommes tous descendus du premier homme que Dieu avait formé, et ainsi on ne peut sans crime haïr un homme, quand même il serait coupable. C'est pour cela que Dieu nous a défendu d'entretenir ni d'inimitié, ni de haine. De plus, nous sommes tous frères, puisque nos âmes ont été l'œuvre de Dieu. Cette union est plus étroite et plus sainte que celle du corps ; et Lucrèce ne s'est pas trompé quand il a dit que nous sommes tous originaires du ciel et tous descendus du même père. Il faut donc regarder comme des bêtes farouches ceux qui, s'étant dépouillés de tout sentiment d'humanité, volent les hommes, les tourmentent et les font mourir. Dieu veut que nous entretenions si religieusement cette union fraternelle, qu'il nous défend de faire du mal à personne et nous commande de faire du bien à tout le monde. Il explique ce que c'est que de faire du bien, en disant : que c'est assister nos frères dans le besoin et leur donner de quoi vivre quand ils sont dans la pauvreté. C'est pour cela que Dieu a ordonné que nous vécussions en société et que nous considérassions en chaque personne la nature qui nous est commune. Nous ne méritons pas d'être assistés si nous refusons d'assister les autres.
Les philosophes n'ont laissé aucuns préceptes sur ce sujet, et ayant été éblouis par l'éclat d'une fausse vertu, ils ont ôté à l'homme la miséricorde, et accru les maladies qu'ils promettaient de guérir. Bien qu'ils demeurent d'accord qu'il faut entretenir le lien de la société civile, ils le rompent par la rigueur inflexible qu'ils attribuent à la vertu.
Je réfuterai en cet endroit l'erreur de ceux qui croient qu'il ne faut rien donner à personne. Ils rapprochent plusieurs raisons par lesquelles ils disent que les hommes ont été obligés de bâtir des villes. Ils assurent que ceux qui étaient nés de la terre vécurent dans les forêts sans entretenir aucune société, ni par le discours, ni par les lois; qu'ils n'avaient point d'autres lits que des herbes et des feuillages, d'autres maisons que des antres et des cavernes, et qu'étant exposés aux incursions des bêles, ils servaient souvent de proie à leur cruauté ; que ceux qui étaient échappés d'entre leurs dents, et qui avaient vu dévorer leurs proches, avaient imploré par gestes les secours des autres hommes, et ayant donné des noms à chaque chose, avaient inventé l'usage de la parole; qu'ayant reconnu que, bien qu'ils fussent nés ensemble, ils n'étaient pas pour cela en sûreté contre la violence des bêtes ; ils se fermèrent de murailles, afin que leur repos ne fût plus troublé durant la nuit. Que les esprits qui ont inventé ces bagatelles étaient faibles ! Que ceux qui les ont publiées et qui en ont voulu conserver la mémoire étaient imprudents! Quand ils ont vu que les animaux avaient reçu de la nature l'inclination de s'assembler et de s'attaquer les uns les autres, d'éviter le péril, de se retirer dans des antres, ils se sont imaginé que les hommes avaient appris de leur exemple ce qu'ils devaient craindre et ce qu'ils devaient rechercher, et que jamais ils ne se seraient assemblés, ni n'auraient inventé l'usage de la parole, si quelques-uns d'entre eux n'avaient été mangés auparavant par les bêtes.
D'autres ont soutenu que cette imagination est extravagante, comme elle l'est en effet, et ont assuré que les hommes ne se sont point assemblés par le seul désir de s'opposer à la violence des bêtes, mais par un sentiment qui les éloigne de la solitude et leur fait rechercher la compagnie.
Leur différend n'est pas fort grand : ils semblent s'accorder au fond, bien qu'ils n'apportent pas la même raison des premières assemblées des hommes. L'une et l'autre était possible; mais ni l'une ni l'autre n'est vraie. Les hommes ne sont pas nés de la terre, ni des dents d'un dragon, comme les poètes l'ont feint. Le premier homme a été formé par les mains de Dieu, et la terre a été peuplée de ses descendants, de la même sorte qu'elle l'a été par les enfants de Noé depuis le déluge. Les hommes n'ont jamais été sur la terre sans avoir l'usage de la parole, comme chacun le reconnaîtra aisément pour peu qu'il ait de lumière. Supposons néanmoins qu'il y ait quelque vérité dans ces fables, que d'impertinents vieillards ont inventées durant un trop grand loisir, et détruisons-les par les mêmes moyens par où ils s'efforcent de les établir. Si les hommes se sont assemblés pour x pouvoir secourir mutuellement, il ne leur faut point refuser le secours qu'on leur peut rendre. Ceux qui refusent l'assistance qu'ils peuvent rendre, se privent de celle qu'ils pourraient recevoir; et il faut même qu'en refusant d'assister les autres, ils se persuadent n'avoir besoin de personne. Quiconque se retranche ainsi de la société humaine ne peut plus vivre d'une autre manière que les bêtes. Ceux qui ne se veulent pas abaisser à ce genre de vie, sont obligés d'entretenir la société, de rendre aux autres tous les secours qu'ils peuvent, et d'en attendre de semblables quand ils en auront besoin.
Que si les hommes ne se sont assemblés que par un mouvement d'humanité et de tendresse, ils doivent se connaître et s'unir par ce mouvement; et certes si ceux qui étaient encore si grossiers et si ignorants qu'ils n'avaient aucun usage de la parole, ont témoigné par leurs gestes l'inclination qu'ils avaient d'établir entre eux une communauté, ceux qui mènent une vie fort polie, et qui sont si fort accoutumés à la fréquentation des autres qu'ils ne pourraient souffrir la solitude, ne doivent-ils pas être encore plutôt dans ce sentiment ?
