IX.
Le premier commandement de cette loi est de connaître Dieu et de n'adorer que lui. En effet, quiconque ne connaît pas son créateur et l'auteur de son âme, ne mérite pas le nom d'homme. Ne connaissant pas Dieu, il s'abaisse jusqu'au service des idoles, qui est le plus grand de tous les crimes. Cet éloignement de la source de la vérité et de la justice ne peut porter qu'au mensonge et au péché ; car quand ceux qui ne savent pas la loi de Dieu auraient de bonnes intentions, ils prendraient les lois de leur pays pour des lois véritables, bien qu'elles ne soient point établies sur le fondement de la justice. Car d'où vient la diversité si prodigieuse des lois qui se rencontrent par tout le monde, si ce n'est de ce que chaque nation a établi celles qu'elle a jugé être les plus avantageuses à ses intérêts. Or on sait combien l'intérêt est contraire à lu justice, et on ne le reconnaît que trop par la pratique des Romains qui, en déclarant la guerre à leurs voisins, et en leur faisant les dernières violences avec quelque formalité de justice, ont enlevé leurs biens et usurpé l'empire de l'univers. Tous ces peuples s'imaginent observer la justice quand ils ne font rien qui soit contraire à la disposition de leurs lois, bien que pour l'ordinaire ils ne se tiennent dans les bornes du devoir que par l'appréhension du châtiment. Supposons néanmoins qu'ils obéissent aux lois par leur inclination et par un pur mouvement de leur liberté, montrent-ils le titre d'exacts observateurs de la justice, pour avoir déféré à des lois inventées par des hommes qui ont pu se tromper, et qui ont peut-être été fort injustes? On doit mettre en ce rang-là les auteurs des lois des Douze Tables, qui se sont accommodés au temps, et qui ont travaillé pour le bien public. Il y a donc une grande différence entre le droit civil, qui change selon le génie des peuples, et la justice, qui est simple, unique et uniforme, et qui ne peut plus être ignorée que par ceux qui ignorent Dieu d'où elle procède comme de son principe. Demeurons d'accord que quelqu'un peut acquérir de véritables vertus par les forces de sa nature, tel que l'on dit que fut autrefois Cimon l'Athénien, qui distribuait de l'argent à ceux qui en avaient besoin, qui invitait les pauvres à manger avec lui, et qui donnait des habits à ceux qui étaient nus. Il faut pourtant avouer que si la connaissance de Dieu, qui est le premier et le plus nécessaire de tous les biens, lui manque, ses vertus seront inutiles, et la peine qu'il aura prise pour les acquérir ne lui servira de rien. Sa justice ressemblera à un corps qui, bien qu'il ait tous ses membres dans la disposition où ils doivent être, n'a point de vie ni de sentiment, parce qu'il n'a point de tête. Ces membres-là n'ont que la figure extérieure et n'ont aucun usage, comme la tête n'a aussi aucun usage quand elle est séparée des membres. Celui qui ayant la connaissance de Dieu vit dans le crime, ressemble à une tête qui n'a point de corps : il a le principal et le plus nécessaire, mais il n'en tire aucun fruit, parce qu'il n'a pas les vertus qui sont comme les membres et les organes sans lesquels il ne peut faire de fonction. Pour donner au corps spirituel dont nous parlons la vie et le sentiment, et pour mettre la dernière main à l’homme intérieur, il faut que les vertus, qui sont comme autant de membres, soient jointes à la connaissance de Dieu, qui est comme la tête qui leur communique la vie. La tête est le principe des sentiments et du mouvement. Bien qu'elle ne puisse vivre quand elle est séparée de ses membres, elle peut se passer de plusieurs. C'est un défaut que de manquer de quelques-uns : mais avec ce défaut on ne cesse pas de vivre. C'est une image de l'état où se trouvent oui qui, bien qu'ils connaissent Dieu, ne laissât pas de commettre quelque péché. Dieu pardonne ces péchés-là ; mais il ne pardonne point l'infidélité de ceux qui ne connaissent pas son nom. On peut vivre lorsqu'on a perdu quelques membres, mais on ne peut vivre lorsqu'on n'a plus de tête. Ainsi, quelque vertu que semblent avait les philosophes, il est certain qu'ils ne savent rien. Leur vertu et leur doctrine n'ont point de principe, puisqu'ils ne connaissent pas Dieu, qui est l'unique principe de toute doctrine et de toute vertu. Quiconque ne le connaît point est aveugle quoiqu'il voie, et sourd quoiqu'il entende, et muet quoiqu'il parle; mais dès qu'il commencera à le connaître, il commencera aussi à voir, à entendre et à parler. Il commence alors à avoir une tête qui est le siège des sens, et où sont les yeux, les oreilles et la langue. Celui-là voit, qui reconnaît par les yeux de l'esprit la vérité, qui est Dieu même; celui-là entend, qui reçoit les commandements de Dieu au fond de son cœur; celui-là parle, qui publie la grandeur et la majesté de Dieu. Ainsi celui qui ne connaît point Dieu est sans doute un impie ; et toutes les vertus qu'il croit avoir st trouvent ensevelies sous les ténèbres dont le chemin funeste où il marche est couvert. Ces! pourquoi personne ne doit se glorifier de ses en vaines ou inutiles, parce qu'il est non seulement misérable, puisqu'il se prive des avantages de la vie présente, mais encore extravagant, puisqu'il entreprend en vain de grands travaux. En effet, sans l'espérance de l'immortalité que Dieu procure à ceux qui le servent dans notre religion, et que nous attendons comme la seule récompense de la vertu, c'est une occupation déplorable de travailler pour acquérir des vertus qui ne produisent que des peines et des misères. Si la vertu consiste à supporter courageusement la pauvreté, le bannissement, la douleur et la mort, que le peuple prend pour des maux insupportables, pourquoi les philosophes assurent-ils qu'elle ne doit être recherchée que pour elle-même? Est-ce qu'au lieu de mener une vie tranquille et commode, ils prennent plaisir à souffrir des agitations et des traverses qui ne leur servent de rien ? Si les âmes sont sujettes à la mort, et si les vertus s'évanouissent en même temps que le corps se résout en pourriture, pourquoi refuserions-nous de jouir des biens que Dieu nous présente en cette vie, et pourquoi nous déclarerions-nous nous-mêmes méconnaissants de sa bonté ou indignes de sa faveur? Il est vrai que pour posséder ces biens-là, il faut commettre des crimes ; car quand on demeure dans les bornes de la vertu et de la justice, ou n'a que de la pauvreté. Ce n'est donc pas être sage que de se priver des biens dont les autres jouissent en cette vie, et préférer à ces-biens-là les travaux, les tourments et les misères, sans pouvoir espérer aucun autre avantage plus considérable. Que s'il faut embrasser la vertu par la raison que marquent ces philosophes, qui est que l'homme est né pour l'acquérir, il faut sans doute être consolé par l'espérance de quelque récompense au milieu des fatigues et des misères où engage la poursuite de la vertu. Elle ne passerait jamais pour un bien, si elle n'était suivie de quelque douceur qui tempérât son amertume. On peut dire de la même sorte que, si la privation des biens présents n'était comme compensée par la jouissance de quelques autres biens, il n'y aurait pas de prudence à s'en priver. Or il n'y en a point d'autres que ceux de la vie éternelle, comme je l'ai fait voir dans le troisième livre de cet ouvrage. Il n'y a que Dieu, qui nous a proposé la vertu, qui nous puisse donner cette vie éternelle en récompense. Notre principal devoir est donc de le connaître et de le servir; l'unique espérance de notre salut est fondée sur ce devoir : c'est le premier degré de la sagesse de savoir qui est notre véritable père, de l'honorer et de lui obéir avec tout le soin et toute la soumission dont nous pouvons être capables.
