V.
Avant que de faire le dénombrement des vertus, il en faut donner une définition plus exacte que celle des philosophes, et marquer précisément quelle est la fonction et l'emploi de la vertu. Les hommes n'en ont gardé que le nom et en ont perdu toute la force. Lucilius a renfermé en peu de vers tout ce qu'ils ont coutume d'en dire. J'aime mieux les donner ici, que d'être aussi long et aussi verbeux que je le serais, si je voulais rapporter les opinions diverses et les réfuter. Voici donc comment il parle:
La vertu, mon cher Albin, consiste à connaître le juste prix de chaque chose, a savoir ce qui est propre a l'homme ou ce qui lui est contraire, ce qui lui est utile et honnête, ou ce qui lui est pernicieux et honteux. La vertu consiste à se régler soi-même et à mettre des bornes a ses désirs et à ses richesses. Elle consiste à rendre des honneurs et des res-pects à ceux qui lei méritent. Elle consiste à se déclarer ennemi îles médians et ami des gens de bien. Elle consiste à servir sa pairie et ses proches, et ensuite à prendre soin de soi-même.
Cicéron, suivant Panétius, stoïcien, a tiré de ces définitions de Lucilius tous les devoirs de la vie civile, et les a renfermés en trois livres. Nous en découvrirons incontinent toute la fausseté, et ferons voir en même temps combien nous sommes obligés à Dieu de la bonté qu'il a eue de nous révéler la vérité. Il dit que la vertu consiste à savoir ce qui est bien ou mal, honnête ou honteux, utile ou inutile. Il pouvait épargner quelques paroles, et se contenter de dire: que la vertu consiste à savoir le bien et le mal, puisque rien ne peut être utile ni honnête qu'il ne soit bon, comme rien ne peut être inutile au bonheur qu'il ne soit mauvais, ainsi que les philosophes en conviennent, et que Cicéron le prouve dans le troisième livre du même ouvrage. La science ne peut être une vertu, puisque ce que nous savons nous vient de dehors, au lieu que la vertu est au dedans de celui qui la possède. La science est une faveur que nous fait celui qui nous enseigne, et que nous recevons en l'écoutant. La vertu nous est propre, et consiste dans la volonté que nous avons de faire le bien. Comme il ne servirait de rien dans un voyage de savoir le chemin si l'on n'avait la force de marcher, il ne sert de rien dans la morale de connaître le bien si l’on n'a la vertu de le pratiquer. La plupart de ceux qui pèchent tint une connaissance, quoiqu’imparfaite, du bien et du mal; ils reconnaissent leurs fautes, et c'est pour cela qu'ils lâchent de les cacher. Ils ne se trompent pas en prenant le mal pour le bien ; mais ils sont emportés par le mouvement déréglé de leurs désirs, auxquels ils n'ont pas la vertu de résister. Ainsi il est clair que la science du bien et du mal est différente de la vertu. L'une peut souvent être sans l'autre, comme la science a été sans la vertu dans la plupart des philosophes. Puisque c'est une faute de ne pas faire le bien que l'on connaît, le dérèglement de la volonté qui s'est opposé aux lumières de l'esprit sera puni avec très grande justice, La vertu ne consiste donc pas à savoir le bien et le mal, mais à faire le bien et à ne pas faire le mal. On ne doit pas séparer pour cela la science de la vertu ; il faut que la science précède, et que la vertu suive. La connaissance ne sert de rien si elle n'est suivie de l'action. Horace a mieux défini la vertu quand il dit :
Elle consiste à éviter le vice, et le premier degré de la sagesse est de s'éloigner de la folie.
La faute qu'il a faite est de ne l'avoir expliquée que par opposition à son contraire, comme si, pour faire entendre ce que c'est que le bien, il avait dit : le bien est ce qui n'est pas mal. Si j'ignore ce que c'est que la vertu, j'ignore aussi ce que c'est que le vice. J'ai besoin que l'on m'explique l'un et l'autre. Faisons donc ce que ce poète n'a pas fait, et disons que: « être vertueux, c'est réprimer sa colère, modérer ses désirs, dompter ses passions; et cela même c'est éviter le vice, n'y ayant presque aucune action vicieuse qui ne procède de quelques unes de ces causes. » En effet, si on avait arrêté tous les mouvements de cette passion impétueuse que l'on appelle la colère, on aurait prévenu en même temps les querelles et les différends, parce que nul n'aurait la pensée de nuire ni de tendre des pièges à un autre ; si les désirs injustes étaient réprimés, on n'exercerait plus de brigandages sur mer ni sur terre, on ne lèverait plus de troupes pour piller et pour enlever le bien d'autrui : si le feu de la volupté était assoupi, tout sexe et tout âge garderait la chasteté, et personne ne ferait ni ne souffrirait d'infamie : ainsi la vie humaine serait exemple de crimes, si la vertu avait réglé les passions. Le principal devoir de la vertu consiste à s'abstenir de pécher. Pour s'en abstenir, il est nécessaire de connaître Dieu, parce que, faute de connaître le principe des vertus, on tombe insensiblement, dans le vice et sans s'en apercevoir. Pour exprimer plus distinctement les caractères particuliers de la science et de la vertu, nous pouvons dire : que le propre de la science est de connaître Dieu, et le propre de la vertu de l'honorer ; et c'est aussi d'où la sagesse et la justice dépendent.
