VI.
J'ai fait voir, si je ne me trompe, que la vertu ne consiste pas à connaître le bien; j'ai montré ensuite ce que c'est que la vertu, et en quoi elle consiste. Il ne me reste plus qu'à prouver en peu de paroles que les philosophes n'ont point su ce que c'est que le bien ni le mal, quoique je l'aie déjà prouvé en quelque sorte dans le troisième livre, lorsque j'ai parlé du souverain bien. Il est certain que ceux qui n'ont pas connu le souverain bien, n'ont pu connaître ni les autres biens ni les maux. Comment auraient-ils vu de faibles ruisseaux, puisqu'ils n'ont pas vu la source? Dieu est la source des biens, au lieu que l'ennemi de son nom est la source des maux. Voilà les deux principes d'où les biens et les maux procèdent. Les biens, qui procèdent de Dieu, ont cela de propre, qu'ils peuvent procurer l'immortalité, qui est le souverain bien. Les maux, qui procèdent de l'autre principe, ont cela de propre, qu'ils détournent l'âme du ciel, qu'ils l'attachent à la terre, et lui font mériter un supplice éternel, qui est le souverain mal. Il est donc clair que ces philosophes, qui ne connaissaient ni Dieu ni son ennemi, ont ignoré ce que c'est que le bien et le mal ; ils ont rapporté tous les biens au service du corps qui est sujet à la mort, et à l'usage de cette vie qui est si courte, et n'ont jamais été plus avant. Les préceptes qu'ils donnent se terminent à la terre et au corps qui est tiré de la terre et qui sert de proie à la corruption ; ils ne contiennent que les moyens d'acquérir des richesses on de les accroître, de parvenir aux honneurs, aux dignités, de se mettre en crédit, et d'usurper l'autorité et le pouvoir, ce qui ne regarde que le temps. Voilà pourquoi le poète a dit : que la vertu consiste à savoir de quelle manière on doit acquérir du bien, et comment on en doit user quand on en a acquis. Les hommes prescrivent des règles par où l'on peut augmenter son bien, parce qu'ils voient que plusieurs manquent en ce point, et font fort mal leurs affaires; mais ce n'est pas là la vertu dont la pratique est proposée au sage. La vertu ne consiste point à amasser des richesses, puisque ni leur acquisition, ni leur possession ne dépendent de notre liberté, et que les méchants y réussissent mieux que les gens de bien. La vertu n'a garde de s'abaisser jusqu'à poursuivre des choses qu'elle méprise ; elle ne quittera pas les trésors incomparables du ciel, auxquels elle, est attachée par ses pensées et par ses affections, pour courir après l'ombre du siècle. Elle s'occupe principalement à rechercher des richesses que l'injustice des hommes ni la rigueur de la mort ne nous peuvent ravir. C'est pourquoi ce qui suit dans le discours de Lucilius est véritable : que la vertu consiste à connaître quel est le juste prix des richesses. Le sens de ces vers est presque le même que celui des précédents; mais ni Lucilius, ni aucun philosophe n'a pu savoir quel est ce prix. Ce poète et tous ceux qu'il a imités ont cru que, pour faire un bon usage des richesses que l'on possède, il n'y a qu'à avoir de la modération, ne point faire de festins trop magnifiques, et ne point dissiper son bien en dépenses superflues ou honteuses. Quelqu'un me demandera peut-être si je nie que ce soit une vertu que d'en user de la sorte. Je ne le nie pas, car si je le niais, il semblerait que j'approuve le désordre; mais je nie que ce soit là la véritable vertu. C'est une vertu qui n'a rien de céleste, qui rampe toujours sur la terre, et qui ne s'élève jamais au-dessus. Lorsque j'expliquerai les devoirs de la piété, je ferai voir quel est l'usage légitime des richesses. Ce que Lucilius ajoute n'est nullement conforme à la vérité ; car se déclarer l'ennemi des méchants ou le protecteur des gens de bien, est quelque chose de commun aux gens de bien et aux méchants. Il y en a plusieurs qui, par le désir de parvenir aux grandes charges, affectent de se mettre en réputation d'une rare probité; ils font pour cela quantité d'actions que font aussi les personnes de vertu, et les font avec d'autant plus d'ardeur et d'autant plus d'éclat, qu'ils ne les font qu'à dessein de tromper. Plût à Dieu qu'il fût aussi aisé d'être homme de bien qu'il est aise de faire semblant de l'être. Lorsque ces personnes-là sont arrivées au comble des honneurs où elles aspiraient, elles cessent de se contraindre et de se déguiser, et laissent paraître toute la corruption de leur cœur ; elles violent les plus saintes lois avec la dernière impudence ; elles enlèvent le bien d'autrui et persécutent les gens de bien, dont elles se vantaient auparavant d'entreprendre la protection ; elles rompent les degrés par où elles sont montées aux dignités, afin que les autres ne puissent les suivre.
Supposons néanmoins ici qu'il n'appartient qu'à un homme de bien d'entreprendre de protéger les gens de bien. Il est moins facile à exécuter qu'à entreprendre ; car quand on est engagé une fois dans le combat, on n'a pas entre les mains la victoire, qui n'est qu'en celles de Dieu. Les méchants sont quelquefois en plus grand nombre et en meilleure intelligence que les gens-de bien, de sorte qu'il ne faut pas mains de bonheur et de force pour les vaincre. Qui ne sait que la victoire ne s'est pas toujours déclarée pour la justice? Le mauvais parti a souvent été le plus fort, et c'est de là qu'est venue l'oppression de la liberté publique et l'établissement de la tyrannie. L'histoire est toute remplie d'exemples de ce que je dis. Je me contenterai d'en rapporter un : Pompée voulut défendre les gens de bien et prit les armes pour la république, pour le sénat et pour la liberté; mais ayant été vaincu avec la liberté qu'il défendait, il eut la tête tranchée par la perfidie des eunuques de la cour d'Egypte, et fut jeté sans sépulture. La vertu ne consiste donc ni à se déclarer l'ennemi des méchants ou le protecteur des gens de bien, puisqu'elle ne peut être exposée à l'incertitude des événements. La vertu consiste à regarder les avantages de notre patrie comme nos propres avantages. En effet, si l'on avait ôté la bonne intelligence d'entre les hommes, il n'y aurait plus de vertu. Les avantages de notre pays ne tendent-ils pas au dommage de nos voisins ? Pouvons-nous étendre nos frontières sans les chasser de leurs terres ou sans les assujettir à notre domination P Ce n'est pas là une vertu, c'est le renversement de toute vertu; c'est briser la société humaine, bannir l'innocence et la justice qui ne peut demeurer au milieu des armes et qui se retire au bruit de la guerre. C'est avec grande raison que Cicéron a dit: que ceux qui avouent qu'il faut avoir égard à ses concitoyens et ne point se soucier des étrangers, rompent la société du genre humain et anéantissent en même temps la bonté, la libéralité et la justice. Garde-t-on la justice dans le temps que l'on nuit à quelqu'un, qu'on le hait, qu'on le dépouille, qu'on le tue? C'est cependant ce que font ceux qui s'efforcent de procurer les avantages de leur pays. Ils ne savent pas seulement ce que c'est qu'un avantage; ils s'imaginent qu'il n'y a rien d'avantageux, d'utile ni de commode que ce que l'on peut tenir entre les mains, si toutefois on y peut tenir ce que l'on en peut arracher. On élève jusqu'au ciel, par des louanges excessives, ceux qui procurent ces avantages à leur patrie, c'est-à-dire ceux qui remplissent le trésor public des richesses des villes mises à feu et à sang et des dépouilles des nations vaincues, et on se persuade qu'ils sont montés au comble de la vertu. Cette erreur n'est pas seulement soutenue par la multitude, elle est autorisée par les philosophes. Lorsqu'ils traitent des devoirs des personnes qui sont engagées dans la profession des armes, ils ne règlent pas leurs sentiments sur la justice ou sur la vertu ; ils les rapportent à l'usage de la vie présente, qui est fort différent de la vertu, comme tout le monde peut le reconnaître et comme Cicéron le déclare en termes exprès. « Nous ne concevons, dit-il, aucune image fidèle et sincère du droit et de la justice ; nous n'en avons que l'ombre, ou pas même l'ombre : il serait à souhaiter que nous eussions du moins cette ombre qui nous représenterait quelque trait de la vérité. » Ce n'est donc que l'image de l'ombre que les philosophes ont prise pour la justice. S'ils n'ont pas la justice, ont-ils la sagesse? Cicéron avoue sincèrement qu'ils ne l'ont point. « Lorsque, dit-il, on appelle Fabricius généreux, ou Aristide juste, on cherche des exemples, et on propose l'un de ces anciens comme un modèle de courage et l'autre comme un modèle d'équité; car aucun d'eux n'a possédé en effet la sagesse dans la perfection dont nous tâchons de former ici l'exemple. Caton et Laelius n'ont pas été sages, bien qu'on leur en ait donné le nom. Les sept, tant vantés par la Grèce, ne l'ont pas été non plus. Ils n'ont eu qu'une vaine apparence de sagesse, fondée seulement sur l'habitude qu'ils avaient de s'acquitter plus exactement que le peuple des devoirs ordinaires de la vie civile. » Voilà donc des philosophes sans sagesse, et ceux qui paraissent justes sans justice; mais les descriptions que l'on fait de ces vertus nous imposent, parce que, pour connaître la vertu, il faut avoir la justice et la sagesse. Or nul ne les a s'il ne les a reçus de Dieu même.
