XV.
Les mouvements des passions sont purement naturels, comme il paraît dans tous les animaux qui y sont sujets, bien qu'ils n'aient point de liberté. C'est pourquoi les péripatéticiens en ont mieux jugé que les stoïciens, quand ils ont dit : que l'on ne peut les ôter du cœur de l'homme, qu'ils y ont été comme imprimés dès le moment, de sa création ; que Dieu ou plutôt la nature, car c'est ainsi qu'ils parlent, nous les a donnés comme des armes dont nous avons besoin pour combattre nos ennemis. Ils avouent pourtant que ces mouvements sont souvent vicieux, parce qu'ils sont trop violents, et qu'il les faut modérer pour les rendre innocents. Leur sentiment serait assez conforme à la vérité s'ils ne se trompaient, en rapportant tout au corps, comme je l'ai déjà remarqué.
Pour les stoïciens, ce sont des furieux qui, au lieu de modérer les passions, les retranchent, et qui entreprennent de prouver l'absence des mouvements que la nature a imprimés dans notre âme. C'est à peu près la même chose que s’ils entreprenaient d'ôter la timidité aux cerfs, le poison aux serpents, la valeur aux lions et la douceur aux brebis ; car, au lieu que chacun de ces mouvements a été donné à une espèce d'animaux, ils ont été donnés tous ensemble à l'homme. Que si ce que les médecins assurent est véritable : que la joie est dans la rate, la colère dans le fiel, le plaisir dans le foie et la crainte dans le cœur, ne serait-ce pas détruire le corps que d'ôter les parties qui le composent? Ces philosophes ne s'aperçoivent pas qu'en voulant ôter les vices à l'homme, ils lui ôtent aussi les vertus. Ils n'oseraient nier que la vertu ne consiste à réprimer les mouvements de la colère. Ainsi celui qui serait exempt de colère, ne pourrait plus exercer cette vertu. Si la vertu consiste à résister aux mouvements de la volupté, celui qui ne sent point ces mouvements n'a point de vertu. Si la vertu arrête le cours trop vague de nos désirs, celui qui n'a point de ces vices déréglés, et qui ne souhaite rien du bien d'autrui, n'a point la vertu. Ainsi il n'y a point de vertu sans vice, comme il n'y a point de victoire sans combat et sans ennemis, ni généralement de bien sans mal. Les passions sont comme les superfluités de l'âme. Les terres les plus fertiles produisent d'elles-mêmes quantité d'épines et de mauvaises herbes. Les esprits qui n'ont point été cultivés par les livres ne produisent d'eux-mêmes que des vices. Mais lorsque l'on commence à les cultiver, ils produisent des vertus. Lorsque Dieu les a créés, il leur a imprimé le mouvement des passions, afin qu'ils puissent recevoir la vertu de la même façon que la terre reçoit la culture ; et il a voulu que les passions fussent la matière des vices, et que les vices fussent la matière de la vertu. S'il n'y avait point de vices, il n'y aurait point de vertu, ou au moins elle n'aurait aucun exercice. Voyons ce qu'ont fait les péripatéticiens qui prétendent ôter les vices. Ils n'ont pas retranché absolument les autres passions, parce qu'ils ont reconnu qu'elles viennent de la nature, et que sans elles il n'y aurait plus aucun mouvement dans l'âme. Mais ils mettent les affections en leur place, avoir : la volonté en la place du désir, comme si c'était quelque chose de mieux de vouloir le bien que de le désirer. Ils mettent le plaisir en la place de la vanité. M'ayant rien à mettre en la place de la tristesse, ils l’ont ôtée absolument. Cependant il est impossible de l'ôter de la vie des hommes, car qui pourrait en être exempt dans le temps qu'il verrait son pays ou désolé par une maladie contagieuse, ou ruiné par les armes des étrangers, ou opprimé par la violence des tyrans ? Il faudrait être stupide et n'avoir plus de sentiment pour voir, sans douleur, la liberté publique étouffée, ses proches, ses amis, et les plus gens de bien exécutés à mort. Ainsi ils devaient retrancher toutes les passions, ou en substituer une en la place de la tristesse; car nous nous fâchons autant du mal présent que nous nous réjouissons du bien. Ils devaient donc donner un autre nom à la tristesse, de la même sorte qu'ils en ont donné un autre à la joie, puisqu'il y avait la même raison. Il est clair que le terme leur a manqué, et que faute de terme, ils ont ôté, malgré la nature, s'il est permis de parler ainsi, une passion dont elle ne peut jamais être dépouillée. Il me serait aisé de faire voir que, pour embellir leurs discours, ils ont donné divers noms à la même chose, et à des choses qui n'avaient pas entre elles grande différence. Le désir naît de la volonté; la précaution naît de la crainte; la joie n'est qu'un plaisir qui dure. Supposons néanmoins que ce soient choses différentes, comme ils le prétendent, et disons avec eux : que le désir est une volonté persévérante ; que la joie est un plaisir qui enfle le cœur et qui l'élève; que la crainte est une précaution excessive. Il s'ensuivra, qu'au lieu d'ôter les passions qu'ils assurent qu'il faut ôter, ils n'en ôteront que le nom. Ainsi ils retombent, sans y prendre garde, où les péripatéticiens ont été par raison, et ils demeurent d'accord avec eux que, puisque l’on ne peut retrancher les vices, il les faut modérer. Il est donc certain qu'ils se trompent, qu'ils ne font rien de ce qu'ils prétendaient faire, et qu'après de longs débats, ils se trouvent au lieu d'où ils étaient partis.
