XIV.
Si l'autorité de Dieu et le sentiment des hommes ne permettent pas de douter que la compassion dont on est touché à la vue de la misère ne soit une perfection, il est clair que les philosophes en ont été très éloignés, puisqu'au lieu d'en recommander l'usage ils en ont parlé comme d'un défaut. Je ne puis mieux réfuter leurs œuvres qu'en proposant cette maxime qu'ils soutiennent : que la compassion, le désir et la crainte sont des maladies. Ils tâchent de distinguer les vices et les vertus; ce qui n'est pas fort difficile ; car qui est-ce qui ne distingue fort bien un libéral d'un prodigue, un ménager d'un avare, un laborieux d'un paresseux, un prudent d'un timide? Les vertus ont leurs bornes, et quand elles les passent, elles se changent en vices. La constance devient imprudence, des qu'elle ne soutient plus la vérité. La valeur devient témérité, dès qu'elle s'expose à un péril évident sans nécessité, ou pour un sujet qui n'est pas honnête. La liberté dégénère en insolence quand, au lieu de se contenter de repousser les injures, elle en fait la première. La sévérité se change en cruauté, quand elle ne garde plus la juste proportion qui doit être entre le crime et le châtiment. Voilà pourquoi les philosophes disent : que ceux qui paraissent sages ne le sont pas, le plus souvent par un effet de leur choix ; mais qu'étant trompés par l'apparence, ils prennent le bien pour le mal. On ne peut nier que cela ne soit vrai. Mais les vertus dont ils parlent ne regardent que le corps. La frugalité, la constance, la prudence, la modération, la valeur, la sévérité, sont des vertus qui se terminent à la vie présente. Mais nous qui la méprisons, nous cherchons des vertus que les philosophes n'ont point connues. Ils ont pris des vices pour des vertus, et des vertus pour des vices. Les stoïciens ôtent à l'homme toutes les passions qui ébranlent l'esprit, savoir: le désir, la joie, la crainte et la tristesse, dont les deux premières ont pour objet le bien, soit présent soit à venir, et les deux autres ont le mal. C'est pour cela qu'ils assurent que ce sont des maladies qui procèdent de l'opinion plutôt que de la nature, et que l'on s'en peut délivrer absolument, en se délivrant des fausses opinions; car si le sage est une fois bien persuadé qu'il n'y a ni bien ni mal sur la terre, il ne sera plus touché ni de désir, ni de joie, ni de crainte, ni de tristesse. Nous examinerons incontinent s'ils s'exemptent en effet de passions, comme ils le prétendent. Mais on peut dire par avance que c'est une prétention insolente de prescrire de s'opposer de la sorte à la nature.
