I.
Quoique j'aie parfaitement, dans mon premier livre, fait voir que la religion des dieux est fausse, et que ceux auxquels le consentement des hommes, fondé sur une persuasion ridicule, a attiré par toute la terre des cultes si variés et si dissemblables, n'étaient que des mortels qui, à la fin de leur vie, ont été contraints de subir la loi générale de la mort ; cependant, afin qu'il ne reste aucun doute sur cette matière, je tâcherai de découvrir dans ce second livre la propre source de cette erreur, et d'expliquer les causes qui, ayant d'abord trompé les hommes, les ont portés à croire A la pluralité des dieux, et ensuite, par des préjugés invétérés, les ont affermis dans les religions auxquelles ils s'étaient d'abord soumis, car j'en ai un extrême désir, Constantin, après avoir démontré jusqu'à l'évidence le néant de ces croyances et dévoilé la vanité impie des hommes, de manifester la majesté du seul vrai Dieu. Quelle mission plus utile et plus noble à remplir que celle de les retirer du mauvais chemin où ils sont engagés, de les faire rentrer en grâce avec eux-mêmes, et d'empêcher qu'à l'imitation de certains philosophes, ils ne conçoivent du mépris pour eux-mêmes et ne se considèrent comme des êtres faibles, inutiles, nuls en un mot, et créés sans le moindre but ? Car sitôt qu'ils sont persuadés que Dieu s'embarrasse fort peu de nous, et qu'ils ne seront que néant après leur mort, ils s'abandonnent entièrement à leurs passions; et comme ils croient que tout leur doit être permis, ils s'efforcent d'assouvir leur soif ardente des voluptés, ce qui est le plus grand chemin de la perdition; car ils ignorent réellement et ne connaissent point la raison qui est attribuée aux hommes ; et s'ils voulaient s'en servir, ils commenceraient à reconnaître l'existence du vrai Dieu, et n'auraient pour but dans toutes leurs actions que la justice et la vertu : rien ne les attacherait plus à tout ce qui est terrestre ; ils n'auraient plus aucune passion déréglée ; ils s'estimeraient même beaucoup plus qu'ils ne font, et reconnaîtraient toutes les prérogatives de leur être, qui ne peut subsister qu'en renonçant à l'erreur et en adorant le vrai Dieu. Effectivement, quand je pense à l'immensité de toutes choses, je ne puis m'empêcher d'admirer la grandeur et la puissance du vrai Dieu, qui contient tout et qui gouverne tout; mais en même temps je ne puis assez m'étonner que ce même Dieu, que l'homme devait perpétuellement connaître et adorer, soit la première chose qu'il ait commencé à négliger et à oublier; et qu'il ait été aveuglé au point de préférer des hommes morts à un Dieu vivant, des hommes qui sont terrestres et ensevelis dans la terre à celui qui est le créateur de cette même terre. Cependant les hommes ne doivent pas désespérer que Dieu ne leur pardonne cette impiété, si elle ne vient que par l'ignorance où ils étaient du vrai Dieu et faute de le connaître ; mais comme nous voyons bien des hommes, qui font profession d'adorer les faux dieux, et qui néanmoins conviennent et publient même qu'il n'y en a qu'un seul, quel pardon et quel grâce peuvent-ils espérer que Dieu fasse à leur impiété, ceux qui, ayant connaissance du vrai Dieu, ne connaissent point le culte qu'ils lui devraient rendre, ce qu'il n'est presque pas permis à un homme d'ignorer ? Car quand ils jurent, quand ils implorent la bonté divine, ou qu'ils lui rendent grâce de quelque chose, ce n'est point Jupiter ni les autres dieux à qui ils s'adressent, mais ils nomment Dieu. Effet singulier de la nature, qui leur arrache, pour ainsi dire, la vérité, et même malgré eux, quand ils sont dans l'accablement et le malheur, ce qu'ils ne font jamais néanmoins quand ils sont dans la prospérité. Et en effet, Dieu n'est jamais tant oublié des hommes que lorsque l'homme jouit tranquillement des grâces et des biens qu'il lui envoie, ce qui néanmoins devrait lui en rappeler la mémoire et l'engager à une reconnaissance proportionnée. Mais quand au contraire l'homme se trouve dans l'adversité, c'est pour lors qu'il a recours à Dieu. Si les horreurs de la guerre le menacent et le font trembler, si une maladie contagieuse désole son pays, si une grande sécheresse a desséché tous les fruits de la terre, si une tempête survient, ou un orage ou une grêle, pour lors il a recours à Dieu ; il lui demande du secours; il l'invoque pour qu'il le soulage dans ses peines. Si quelqu'un est surpris en mer par une tempête, et qu'il court risque de périr, il invoque aussitôt Dieu ; s'il se trouve dans quelque danger pressant, il a aussitôt recours à Dieu ; si un homme se voit très affaibli par la longueur d'une maladie et la violence des remèdes, il demande avec instance, en attestant le nom de Dieu, qu'on lui donne à manger, et il espère par cette supplication toucher les hommes de compassion. Ainsi donc, les hommes ne songent jamais à Dieu et n'ont recours à lui que lorsqu'ils sont dans l'adversité ; et sitôt que le péril est passé, et qu'ils n'appréhendent plus rien, on les voit recourir avec joie aux temples des faux dieux. Ils leur font des libations, ils leur offrent des sacrifices, ils vont jusqu'à les couronner, et ne songent pas seulement à rendre les moindres actions de grâces au vrai Dieu qu'ils ont pourtant imploré dans leurs afflictions. Et de même que la luxure n'est produite que par la trop grande aisance et la jouissance des commodités de la vie, de même cette luxure et tous les autres vices ne produisent que l'oubli et l'impiété envers Dieu. Mais d'où cela peut-il provenir, si ce n'est qu'il y a quelque puissance perverse et mauvaise qui est ennemie déclarée de la vérité, qui s'applaudit des erreurs des hommes, qui n'est uniquement occupée qu'à répandre les ténèbres et à aveugler les nommes, de peur qu'ils ne voient la lumière et de peur qu'ils n'élèvent les yeux au ciel, et ne fassent attention à leur nature et à leur origine, dont nous parlerons en son lieu ? Mais pour le présent, nous nous attacherons seulement à combattre les erreurs des hommes. Comme tous les animaux ont le corps et le regard tournés vers la terre, parce qu'ils n'ont pas été doués de la raison et de la sagesse, et les hommes au contraire portent le corps droit et la tête élevée toujours vers le ciel, on peut induire de là que la religion des faux dieux n'est pas un effet de la raison des hommes, puisque l'homme, qui doit être tout divin, est obligé de s'abaisser pour adorer des choses terrestres. Car Dieu, qui est notre seul et unique père, quand il forma l'homme et qu'il le rendit capable d'intelligence et de raison, il s'éleva, pour ainsi dire, hors de terre pour pouvoir contempler plus facilement son créateur. C'est ce qu'a dit fort ingénieusement un poète[^1] :
« Et quand le reste des animaux porte le corps et le regard sur la terre, il (Dieu) a donné à l'homme un visage élevé, voulant qu'il contemplât le ciel et fixât directement ses regards vers les astres. »
C'est ce qui a fait que les Grecs ont donné à l'homme le nom d'anthrôpos, parce qu'il regarde en haut. Ainsi on peut dire que ceux qui n'ont point les yeux élevés vers le ciel, et qui ne pensent uniquement qu'aux choses terrestres, renoncent pour ainsi dire à la qualité d'homme et abdiquent leur état, à moins qu'ils ne se figurent que la structure droite et élevée de l'homme ne soit pas un attribut particulier que Dieu lui ait donné. Ce n'est pas en vain que Dieu a voulu que nous eussions toujours la tête élevée vers le ciel. De tous les animaux et de tous les oiseaux, il n'y en a presque point qui puisse voir le ciel ; mais cette faculté a été accordée à l'homme, afin qu'il puisse y chercher son Créateur et son maître qui y fait son séjour; et, ne pouvant pas le voir face à face, le contempler au moins en esprit et l'adorer avec ardeur, c'est certainement ce que ne peut pas faire celui qui s'amuse à adorer de l'airain ou de la pierre, toutes choses terrestres ; il est même déraisonnable de penser que la structure du corps de l'homme étant droite et élevée, bien qu'il ne soit que terrestre et temporel, son âme, qui est éternelle, soit humble et s'abaisse aux choses terrestres ; car la figure et la structure de l'homme signifient tout simplement que l'homme doit avoir toutes les pensées tournées du même côté et au même endroit que le visage, et que son esprit doit être aussi droit que son corps, de peur qu'il ne ressemble à tous les autres animaux sur lesquels il doit dominer. Mais nous voyons au contraire que les hommes, oubliant et leur prééminence et leur raison, détournent les yeux du ciel et ne les ont attachés qu'à la terre ; ils craignent même des dieux qui ne sont l'ouvrage que de leurs mains, comme si quelqu'un pouvait être plus grand que son créateur.
