III.
Mais que sert au peuple et à des gens ignorants de les prêcher ainsi, puisque nous voyons des gens très sages et très savants qui, quoiqu'ils connaissent à merveille la fausseté de ces religions, néanmoins ne laissent pas de persister dans leur erreur et de continuer d'adorer des dieux qu'ils méprisent. Cicéron sentait fort bien que tous les dieux que les Romains adoraient dans leurs temples étaient de faux dieux ; car après avoir dit plusieurs choses qui tendaient à faire voir l'illusion de leur religion et à la détruire, il dit ensuite : « Il ne faut cependant pas disputer sur cette matière devant le peuple, de peur que de pareilles disputes ne ruinent totalement une religion qui deviendrait suspecte. » Que peut-on faire à un homme qui s'égare volontairement, et qui s'arrache les yeux pour que les autres deviennent aveugles? qui ne rend service ni aux autres, qu'il laisse dans l'erreur, ni à lui-même, qui suit les erreurs des autres, qui ne se sert point de ses lumières et ne fait pas le bien qu'il connaît, et qui s'embarrasse lui-même dans le filet d'où il devait retirer le peuple ? Employez, ô Cicéron, les talents que vous avez reçus du ciel pour inspirer quelque sentiment de sagesse à vos concitoyens, c'est un sujet qui mérite que vous déployiez toute la force de votre éloquence. Il ne faut pas appréhender que les paroles vous manquent quand vous défendrez ainsi une si bonne cause, puisque vous en avez souvent trouvé une merveilleuse abondance pour défendre les plus mauvaises. Mais vous faites difficulté d'entreprendre la défense de la vérité, parce que vous appréhendez d'être mis en prison comme Socrate ; l'amour de la sagesse devait vous donner du mépris de la mort, et il valait mieux la souffrir pour avoir fait des discours utiles à tout le monde que pour avoir fait de violentes invectives. Quelque gloire que vos Philippiques vous aient acquise, ce vous en aurait été une incomparablement plus grande d'avoir détrompé les esprits. Mais quand nous pardonnerions à la crainte qui vous empêche de déclarer la vérité, et qui est pourtant indigne d'un homme qui fait profession de l'étude de la sagesse, pourquoi demeurez-vous attaché à la même superstition que le vulgaire? Pourquoi adorez-vous des idoles que les mains des hommes ont faites avec de l'argile ? Vous savez qu'il n'y a que de la vanité et de l'impiété dans le culte qu'on leur rend, et vous le leur rendez comme les plus ignorants et les plus insensés. De quoi vous sert d'avoir connu la vérité, puisque vous n'avez le courage ni de la suivre ni de la défendre? Que si des hommes savants, et qui ont eu assez de lumières pour découvrir l'erreur, se plaisent néanmoins à la suivre, faut-il s'étonner que les ignorants s'y plaisent encore davantage? Ils aiment naturellement les spectacles, la pompe et la magnificence, les figures et les ornements, mais ils ne sauraient pénétrer dans la nature des choses, ni reconnaître qu'il ne faut rien adorer de ce que l'on peut voir par les yeux du corps, parce que l'on ne peut rien voir de la sorte qui ne soit corruptible et périssable. Il ne faut pas s'étonner qu'ils ne voient pas Dieu, puisqu'ils ne voient pas même l'homme qu'ils croient voir. Ce que l'on voit de l'homme n'est qu'un vase qui le renferme; il faut juger de lui, non par la figure de ce vase, mais par ses actions et ses mœurs. Ceux qui adorent les idoles ne sont que des corps et non pas des hommes, parce qu'ils ne voient rien par les yeux de l'esprit, qui sont les véritables yeux de l'homme, et qui sont beaucoup plus subtils et plus perçants que ceux du corps. Un poète, qui était aussi excellent philosophe, reprend fortement la lâcheté avec laquelle les hommes s'abaissent jusqu'à adorer des natures terrestres :
Il n'y a rien, dit-il, qui abaisse si fort le courage ni qui le rende si rampant, s'il est permis de parler ainsi, que la superstition et une trop forte appréhension de la puissance des dieux.[^2]
Quand il parlait de la sorte, il avait une autre pensée que celle que ses paroles expriment, savoir, qu'il ne faut rendre aucun culte aux dieux parce qu'ils ne prennent aucun soin de nos affaires. Il avoue franchement en un autre endroit que tous les devoirs de la religion sont entièrement inutiles, quand il déclare ouvertement :
Que la piété ne consiste pas à tourner plusieurs fois autour d'une pierre, à se prosterner contre terre, à s'approcher des autels, à lever les mains au ciel, à faire de longues prières et à immoler des victimes.[^3]
Que si ces devoirs ne servent de rien, faut-il qu'un esprit aussi élevé que celui de l'homme s'abaisse à les rendre et qu'il rampe sur la terre, au lieu d'être toujours par la pensée dans le ciel? Les plus éclairés ont combattu la religion des païens parce qu'ils en avaient examiné la fausseté, mais ils n'ont pas établi la vérité de la nôtre, parce qu'ils ne les connaissaient pas. L'impuissance où ils ont été de découvrir la véritable religion, a été cause qu'ils n'en ont point du tout, et qu'ils ont été plus criminels que ceux qui en ont une fausse; car, bien que ceux qui avaient des idoles se trompent, parce qu'ils prennent des choses terrestres et corruptibles pour les choses célestes et éternelles, ils sont pourtant excusables et même louables, en ce qu'ils ont dessein de s'acquitter du principal devoir de l'homme, bien qu'ils ne s'en acquittent pas de la manière qu'ils le doivent. La religion met la seule, ou au moins la principale différence qu'il y ait entre les hommes et les animaux. Plus ceux dont je parle ont été sages et éclairés, quand ils ont reconnu que la religion des païens est fausse, plus ils ont été insensés et aveugles quand ils se sont persuadés qu'il n'y en a point de véritable. Comme il est plus aisé de juger de ce qui regarde les autres que de ce qui nous regarde nous-mêmes, ils ont vu le précipice où les païens sont tombés et n'en ont pas vu un autre qui était à leurs pieds. Il y a de côté et d'autre une extrême folie, bien qu'il y ait aussi quelques traces de sagesse. Il est difficile de dire quels sont les plus insensés, ou ceux qui admettent la fausse religion, ou ceux qui n'en admettent aucune. On peut pourtant pardonner, comme je l'ai déjà dit, à ceux qui ne sont pas éclairés, et qui font un aveu sincère de leur peu de science, mais on ne saurait pardonner à ceux qui, faisant profession d'être sages et habiles, tombent dans la dernière de toutes les extravagances. Je n'ai pas si peu d'équité que de prétendre qu'ils devaient deviner et trouver la vérité d'eux-mêmes. J'avoue que cela ne leur était pas possible. Mais il leur était possible de découvrir par la lumière de la raison qu'il y a une religion, de réfuter les fausses, et j'avoue franchement que la véritable ne leur était pas connue. Il y a une objection qui fait une forte impression sur l'esprit de quelques-uns, c'est que s'il y avait une véritable religion, elle ne manquerait pas de paraître, et de dissiper par son éclat toutes les autres. Que ceux dont je parle n'aient pu comprendre comment la véritable religion demeurait opprimée, c'est en effet un mystère impénétrable à l'esprit humain. C'est ici le principal point de notre sujet. Les ignorants prennent une fausse religion pour la véritable, parce qu'ils ne connaissent ni l'une ni l'autre. D'autres plus éclairés demeurent dans une fausse religion, parce qu'ils ne connaissent pas la véritable, et qu'ils ont peur de n'en avoir aucune, ou bien ils n'en ont aucune de peur d'en avoir une fausse; ce qui est la plus grande de toutes les erreurs, et qui fait mener à l'homme une vie semblable à celle des bêtes. Pour reconnaître la fausseté d'une religion, il ne faut qu'une sagesse humaine et ordinaire. L'homme ne saurait pourtant aller plus avant, et c'est pour cela que plusieurs philosophes ont nié absolument toutes les religions; mais pour découvrir la véritable; il faut être éclairé d'une sagesse divine, que l'homme ne saurait avoir si Dieu ne la lui donne. Voilà comment les philosophes ont découvert, par la lumière de la raison, la fausseté des religions païennes et n'ont pu découvrir la vérité de la nôtre. Cette parole de Cicéron est connue de tout le monde[^4] : « Plût à Dieu qu'il me fût aussi aisé de connaître la vérité que de réfuter l’erreur ! » Cette connaissance est au-dessus de la nature ; mais Dieu nous l'accorde par sa grâce. Nous tâcherons de la communiquer aux autres dans les quatre derniers livres de cet ouvrage. Mais cependant continuons de réfuter la fausseté du paganisme.
