XI.
Lorsque Dieu eut achevé le monde, il commanda que les animaux de diverses formes et de diverses espèces, grands et petits, fussent faits. Ils furent faits deux de chaque espèce et de différent sexe, et ils se sont tellement multipliés depuis qu'ils ont rempli la vaste étendue de l'air, de la mer et de la terre. Dieu leur permit de se nourrir des aliments qui croissent sur la terre, afin qu'ils puissent servir les uns à la nourriture de l'homme, les autres à son vêtement, les autres au travail et au labourage. Lorsqu'il eut ainsi rangé les parties de l'univers dans cet ordre admirable qui en fait la principale beauté, il se fit à lui-même un royaume éternel, en créant un nombre infini d'âmes auxquelles il donna le privilège de l'immortalité. Il fit ensuite un portrait sensible et intelligent de lui-même, et le plus excellent que l'on puisse voir. Il forma le corps de l'homme du limon, et c'est ce que le nom d'homme marque dans la langue latine. Platon a dit que la forme de l'homme ressemble à celle de Dieu, et cette pensée a assez de rapport à celle que la sibylle présente à l'esprit, quand elle dit que l'homme est une image de Dieu, mais une image animée et raisonnable. Bien que les poètes n'aient parlé que fort imparfaitement de la formation de l'homme, ils n'ont pas laissé de dire qu'il a été fait de limon par Prométhée. Ils ne se sont pas trompés dans le fond, ils ne se sont trompés que dans le nom de l'ouvrier : car ils n'avaient eu aucune connaissance des livres sacrés qui expliquent clairement la vérité ; ils n'avaient rien lu des prophètes dont les prédictions étaient cachées dans le secret de Dieu. Ils n'ont rois dans leurs poèmes que ce qu'ils avaient appris de la fable, et l'ont mis corrompu par le mélange des erreurs populaires sur lesquelles chacun avait enchéri à l'envi, comme il arrive ordinairement quand on rapporte les faux bruits qui ont été une fois répandus. C'est sans doute une impertinence d'attribuer à l'homme, comme ils ont fait, un ouvrage si excellent et si divin. Qu'était-il besoin que Prométhée prit du limon pour faire l'homme, puisqu'il le pouvait engendrer de la même façon qu'il avait été engendré par Japhet son père ? Le supplice qu'il subit sur le mont Caucase ne fait que trop voir qu'il n'était pas du nombre des dieux. Japhet son père, ni Titan son oncle, n'ont jamais été honorés par personne de ce titre, il n'a été attribué qu'à Saturne et à ses descendants, en considération de la dignité royale dont il avait joui. Il n'y a rien si aisé que de détruire cette vaine imagination des poètes touchant la formation de l'homme; tout le monde demeure d'accord que le déluge n'a été répandu sur la terre que pour la laver des crimes dont elle était toute salie; les philosophes, les poètes et les historiens conviennent de cette vérité avec les prophètes. Si l'unique fin du déluge a été d'arrêter le cours des crimes que le grand nombre des hommes avait rendus trop publics et trop communs, comment Prométhée a-t-il formé l'homme, puisque les poètes assurent que Deucalion, qui était son fils, fut seul préservé à cause de sa justice? la terre a-t-elle pu être si fort peuplée dans l'espace d'une seule génération ? Les poètes ont changé ces circonstances aussi bien que d'autres dont nous avons déjà parlé, parce qu'ils n'ont rien su de ce que les livres saints enseignent touchant le temps auquel le déluge inonda la terre, touchant la personne dont la vertu mérita d'être préservée de l'inondation, et touchant la manière dont elle fut préservée et le nombre de ceux qui furent aussi sauvés avec lui. Il est donc clair que ce qu'ils avancent, de la manière dont Prométhée forma l'homme, est contraire à la vérité ; ce n'est pas qu'ils l'aient tout à fait abolie, ils n'ont fait que l'obscurcir et l'envelopper. Prométhée inventa en effet le premier l'art de faire des figures et des images avec de la terre et du limon, et il vécut au temps de Jupiter, où on commença à élever des temples et où on inventa le culte des dieux. Voilà comment la vérité a été altérée par le mensonge, et comment on a attribué l'ouvrage de Dieu à un homme qui n'en avait fait que la figure; au reste il n'y a que Dieu qui ait formé de limon un homme vivant et véritable. Trismégiste reconnaît cette vérité, et non seulement avoue que Dieu a fait l'homme à son image, mais tâche même d'expliquer le soin qu'il a pris de travailler à chaque partie, dont il n'y en a aucune qui ne soit aussi admirable pour son usage que pour sa beauté. Les stoïciens remarquent à peu près les mêmes choses lorsqu'ils parlent de la Providence, et Cicéron les a imités en plusieurs endroits de ses ouvrages; il n'a pourtant touché que légèrement cette matière, quoiqu'elle soit fort abondante. Je ne la traiterai pas en ce lieu-ci, parce que je l'ai traitée fort au long dans un livre que j'ai adressé à Démétrianus, mon disciple. Je ne puis néanmoins admettre l'erreur où sont tombés quelques philosophes, qui ont soutenu que les hommes et les autres animaux étaient nés de la terre, sans qu'aucun ouvrier eût travaillé à les former ; c'est ce qu'il semble que Virgile ait voulu faire entendre, quand il a dit que la race des hommes est sortie de dessous les sillons de la terre. Ce sont principalement ceux qui nient la Providence qui ont été dans ce sentiment; car les stoïciens qui la reconnaissent, tiennent que Dieu a pris le soin de produire les animaux. Aristote a évité cette difficulté en soutenant que le monde est éternel, et que la nature humaine n'a point eu de commencement et n'aura point de fin; mais puisque nous voyons que chaque animal naît en un temps et meurt en un autre, il faut nécessairement que l'espèce entière soit sujette à la même loi, qu'elle ait autrefois commencé et qu'elle doive un jour finir. Il n'y a rien au monde qui ne soit renfermé dans l'espace du passé, du présent et de l'avenir; le passé est le temps de la naissance, le présent celui de la consistance, et l'avenir celui de la dissolution. Ces trois degrés se font remarquer dans le cours de la vie de tous les hommes. Nous commençons quand nous naissons, nous demeurons en un état de consistance durant toute notre vie, et nous finissons par la mort. C'est pour cela que les poètes ont inventé trois Parques, dont l'une commence la vie de l'homme, l'autre la continue, et la dernière la termine. Bien que l'on ne voie que le présent dans le cours de la vie humaine, on ne laisse pas de reconnaître par là même, et le passé qui est le temps de l'origine, et l'avenir qui est celui de la mort. Car tout ce qui est a autrefois commencé, et parce qu'il a commencé, il finira. La nature ne peut être immortelle, puisqu'elle ne subsiste que dans les individus qui sont mortels. Comme chaque individu meurt séparément, il peut arriver que tous les individus ou au moins un grand nombre d'entre eux soient enlevés, soit par la stérilité de la terre et par la disette des grains, ou par la corruption de l'air et par une maladie contagieuse, ou par un embrasement général semblable à celui qui consuma l'univers au temps de Phaéton, ou par une pluie telle que celle dont Deucalion eut seul le bonheur d'être préservé. Si ce fut par hasard que le déluge inonda la terre, il pouvait par un hasard semblable enlever l'homme qui en échappa seul, mais cet homme fut sauvé seul par l'ordre de la divine providence. Il est clair que la conservation et la ruine du genre humain dépendent uniquement de Dieu ; si la nature entière peut finir parce que les individus qui la composent finissent, il est clair qu'elle a commencé, et ce commencement est une marque aussi naturelle et aussi nécessaire de sa fragilité que sa fin. Si tout ceci est véritable, Aristote n'a pu soutenir comme il l'a fait que le monde a toujours été. Si Platon et Epicure convainquent Aristote sur ce point, Epicure convaincra Aristote et Platon, malgré toute leur éloquence sur ce qu'ils ont cru que le monde n'avait point de fin, car il faut nécessairement qu'il en ait une puisqu'il a eu un commencement. Je traiterai plus amplement ce sujet dans le dernier livre, mais maintenant je continuerai à traiter ce qui reste touchant la formation de l'homme.
