II.
N'y a-t-il pas bien de la folie, et n'est-ce pas une erreur bien grande à l'homme, de former de ses mains des dieux qu'il doit craindre quand ils sont faits, ou de craindre lui-même ces mêmes dieux quand il les a formés ? Mais ce ne sont pas, me dira-t-on, ces mêmes dieux qui ont été formés par l'homme que nous craignons, ce sont ceux à l'image et a la représentation desquels ils ont été faits et auxquels ils ont été consacrés. Ainsi donc, vous craignez ceux que nous croyons être dans le ciel ; et cela ne peut être autrement s'ils sont véritablement dieux. Pourquoi, dans cette pensée, n'élevez-vous pas toujours les yeux vers le ciel et faites-vous en secret des sacrifices à vos dieux quand vous voulez les invoquer? Pourquoi vous adressez-vous à des murailles, à du bois, et surtout à des pierres, seuls objets que vous voyez dans vos temples, où vous croyez que vos dieux résident? Ces temples, ces autels, et enfin ces simulacres de vos dieux, sont-ce autre chose que des représentations de personnes mortes ou absentes? L'idée que les hommes ont eue, en imaginant de faire et de fabriquer de pareils simulacres, n'a été que de perpétuer la mémoire de ceux qui sont morts ou de ceux dont ils ont été obligés de se séparer et qui sont absents. Dans laquelle de ces deux classes mettrons-nous donc vos dieux? Si nous les mettons dans celle des morts, quelqu'un peut-il être assez insensé pour les adorer? Si nous les mettons dans celle des absents, on ne doit point non plus les adorer, puisqu'ils ne voient point ce que vous faites et n'entendent point les vœux et les prières que vous leur adressez. Si, au contraire, ces dieux ne peuvent être absents d'aucun endroit, parce qu'étant dieux ils sont répandus dans toutes les parties du monde, qu'ils voient tout et qu'ils entendent tout, les simulacres que les hommes font pour les représenter sont fort inutiles puisqu'ils sont présents partout, et qu'il suffit de se pouvoir faire entendre par ceux qu'on invoque. Mais ils ne sont là présents que par rapport à leurs figures qui y sont, et comme autrefois les peuples croyaient que les âmes des morts erraient autour de leurs tombeaux et des restes de leurs corps. Cependant, après que leur dieu a exaucé leurs vœux et leurs prières, leur simulacre est inutile ; car je demande si quelqu'un contemplait souvent le portrait d'un homme qui serait dans un pays fort éloigné, dans l'idée de se consoler de son absence, cet homme serait-il bien sensé si son ami, étant revenu de ces pays lointains, et étant avec lui, il continuait de contempler toujours son portrait, et avait plus de plaisir à le regarder qu'à regarder son ami ? Sans doute cela serait ridicule, car le portrait d'une personne ne peut faire plaisir à voir que quand elle est absente; mais sitôt qu'elle est présente, il semble qu'il devient inutile. Or Dieu, dont l'esprit est toujours répandu partout ne peut être absent d'aucun endroit ; par conséquent, il est inutile d'en avoir le simulacre ou la figure. « Mais il est à craindre, me dira-t-on, que toute leur religion ne devienne vaine et inutile s'ils n'ont point un objet présent qui leur rappelle l'idée de celui qu'ils adorent; et c'est ce qui les a engagés à faire des simulacres et des représentations qui ressemblent à des morts, parce qu'elles sont véritablement la représentation de gens qui sont morts, n'ayant plus aucune sensation, au lieu que le simulacre d'un Dieu vivant et éternel doit être vivant et sensible. Si c'est la propre ressemblance qui leur a fait donner leurs noms, comment peut-on se figurer et croire que ces idoles ou simulacres ressemblent au dieu qu'ils représentent, puisqu'ils sont insensibles et ne sont capables d'aucun mouvement ? Ainsi donc le simulacre du vrai Dieu n'est point celui qui est fait par main d'homme avec une pierre, de l'airain ou quelque autre matière ; mais ce doit être l'homme lui-même, parce qu'il a le don de sentir et de se mouvoir lui-même, et qu'il est capable de toute sorte d'actions. Mais ces adorateurs des faux dieux ne font pas attention que, quand même ces idoles qu'ils adorent auraient du sentiment et pourraient avoir quelque mouvement, on devrait bien plutôt adorer ceux qui les auraient faits et y auraient mis la dernière main, puisque, sans leur travail, ce ne serait encore qu'une masse informe, une pierre brute, ou quelque autre matière qui n'aurait aucune figure. Ainsi l'homme doit être regardé comme leur créateur, car ils n'ont pris leur naissance, leur forme, leur figure, leur beauté et leur perfection que du travail et de l'adresse de leurs mains. Ainsi il faut convenir que celui qui a fait cette idole qui devient si vénérable, doit être plus considéré que l'idole même qui ne serait rien sans lui. Cependant personne ne considère ni ne craint cet habile ouvrier, et il craint et vénère lui-même son ouvrage, comme si la statue qui sort de la main de l'ouvrier avait plus de pouvoir et de crédit que l'ouvrier lui-même. C'est ce qui a si bien fait dire à Sénèque dans ses livres de morale : « Les simulacres des dieux sont révérés; on fléchit le genou devant eux, on les adore, on est en prières et en méditations des jours entiers devant ces figures, on leur offre et présente de l'argent, on leur immole des victimes ; mais pour peu que ceux qui leur rendent un pareil culte y veuillent faire attention, ils méprisent les ouvriers qui les ont faits. » Y a-t-il rien, je vous prie, de si opposé et de si contradictoire que d'adorer la statue et de mépriser l'ouvrier qui l'a faite, et de ne vouloir pas seulement admettre a la table celui qui a fait les dieux que nous adorons ? Quelle force et quelle puissance peuvent avoir ces dieux, puisque celui qui les a faits n'en a aucune, n'ayant pas pu lui-même leur communiquer seulement les facultés qu'il avait, qui étaient de voir, d'entendre, de parler, de se mouvoir. Peut-il donc y avoir quelqu'un d'assez insensé pour croire qu'il peut y avoir quelque chose de respectable dans le simulacre d'un dieu, dans lequel on ne trouve tout au plus que l'ombre et la ressemblance d'un homme? Cependant personne ne fait ces réflexions, et tout le monde demeure dans son erreur et dans sa prévention, étant comme enivré de son erreur et de sa folie. Ainsi nous voyons que des hommes qui ont du sentiment adorent des dieux insensibles; que des hommes qui sont raisonnables en adorent qui n'ont aucune raison; que des hommes qui vivent et qui respirent adorent des dieux sans vie, sans force et sans puissance ; et que des hommes qui tirent leur origine du ciel adorent des choses terrestres. Oh ! qu'avec raison nous devrions nous écrier avec Perse, de manière que tout le monde puisse nous entendre :
Pourquoi les hommes rampent-ils toujours sur la terre, et pourquoi s'éloignent-ils si fort du ciel.
Mais élevons plutôt nos yeux vers le ciel, ce grand ouvrier et auteur de toute chose, doit nous y exciter et nous y porter. Il nous a donné un visage et un regard élevé, et vous le fixez seulement sur la terre; il vous a donné un esprit supérieur et capable de s'élever jusqu'aux choses divines, et vous ne pensez qu'à des choses abjectes et terrestres, comme si vous étiez fâché de n'être pas nés comme les bêtes brutes. Un homme, qui est né pour le ciel, ne devrait point s'égaler et se comparer à tout ce qui est terrestre et abject: et pourquoi, vous privant vous-mêmes de tous les biens et de tous les avantages célestes, vous attachez-vous volontairement aux biens terrestres ? L'homme vit malheureux sur la terre quand il cherche ici-bas ce qu'il ne peut trouver que dans le ciel; car tous les dieux que les hommes font, de quelque manière qu'ils soient composés, sont-ils autre chose que de la terre? Ainsi, pourquoi vous soumettez-vous à des choses purement terrestres ? Pourquoi élevez-vous des choses terrestres au-dessus de vous? Car, quand vous vous soumettez à des choses terrestres, et que vous vous humiliez à ce point, vous vous condamnez vous-mêmes à la mort, et vous courez le grand chemin des enfers, parce qu'il n'y a rien au-dessous et plus abject que la terre, excepté la mort et les enfers; et si vous voulez les éviter, il faut mépriser tout ce qui est terrestre, et n'y point laisser assujettir votre corps, afin que vous soyez toujours en état d'élever vos yeux et votre esprit vers celui dont vous tenez l'être. Quand je dis qu'il faut mépriser tout ce qui est. terrestre, je n'entends dire autre chose que de ne point adorer les faux dieux, parce qu'ils ne sont faits que de terre, tout comme de ne point s'attacher aux richesses, de mépriser toutes les voluptés du corps, parce que les richesses et notre corps même, qui sert de prison à notre âme, ne sont que des choses terrestres. Adorez le vrai Dieu si vous voulez vivre : car il faut nécessairement que celui qui se consacre lui-même aussi bien que son âme à des morts, meure lui-même.
