VI.
On peut dire de la même sorte que si la terre que nous foulons aux pieds, que nous remuons et que nous cultivons pour en tirer de quoi nous nourrir, n'est pas un Dieu, les plaines ni les montagnes ne sont pas des dieux : si l'eau dont les animaux se servent pour boire et pour se laver n'est pas un dieu, les sources d'où elle coule, les fontaines, les rivières, les fleuves et la mer même qui se grossit de ces fleuves ne doit pas passer pour un dieu. Que si ni le ciel, ni la terre, ni la mer, qui sont les principales parties du monde, ne sont pas des dieux, le monde entier n'est pas un dieu, bien que les stoïciens lui aient attribué la vie, la sagesse et la divinité. Ils s'accordent néanmoins si peu en cela avec eux-mêmes, qu'ils renversent ce qu'ils avaient dessein d'élever. Voici comment ils raisonnent : Il n'est pas possible que ce qui produit des êtres qui ont du sentiment, soit privé du sentiment ; le monde produit l'homme qui a du sentiment; le monde en a donc aussi bien que l'homme. De plus, le tout dont une partie a du sentiment, a aussi du sentiment; le monde est un tout dont l'homme qui en est une partie, a du sentiment ; le monde en a donc. Les deux premières propositions de chaque syllogisme sont véritables; savoir, que ce qui produit un être qui a du sentiment doit avoir du sentiment, et qu'un tout dont une partie a du sentiment en a aussi. Mais les deux suivants ne le sont pas ; car le monde ne produit point l'homme, et l'homme n'est point une partie du monde. L'homme a été créé par le même Dieu que le monde, et il n'est point une partie du monde, comme un membre est une partie du corps. Le monde peut être sans l'homme, comme une maison ou une ville peut exister sans l'homme. Une maison est le lieu et la demeure d'un homme. Une ville est le lieu et la demeure d'un peuple, et le monde est le lieu et la demeure du genre humain. Autre chose est le lieu où demeure une personne, et autre chose la personne qui demeure dans ce lieu. Mais pendant que ces philosophes s'efforcent de prouver la fausse opinion dont ils se sont laissé prévenir : « que le monde a du sentiment et quelque chose de divin, » ils ne prévoient pas les conséquences que l'on peut tirer contre eux de leurs principes. Si l'homme est une partie du monde, et si le monde a du sentiment parce que l'homme en a, il sera donc sujet à la mort parce que l'homme y est sujet, et ne sera pas seulement sujet à la mort, mais encore aux maladies et aux autres infirmités humaines. On peut encore tirer cette conséquence contre eux : Si le monde est dieu, les parties qui le composent seront immortelles : l'homme sera immortel et partant Dieu, puisqu'il est une partie du monde, selon l'opinion de ces philosophes. Si l'homme est dieu parce qu'il est une partie du monde, les animaux, les oiseaux et les poissons seront aussi des dieux, parce qu'ils sont des parties du même monde et qu'ils ont du sentiment. Cela est peut-être supportable, parce que les Egyptiens adorent ces animaux. Mais ou pourra dire par la même raison que les souris, les puces et les fourmis sont des dieux, parce qu'elles ont du sentiment et qu'elles sont des parties du monde. Voilà comment les faux principes produisent toujours d'impertinentes conséquences. Quel jugement ferons-nous de ce que les mêmes philosophes avancent : que le monde a été bâti comme un palais pour loger les dieux et les hommes? Si le monde a été bâti de la sorte, ce n'est pas un dieu, et non pas même un animal; car les animaux sont nés et n'ont pas été bâtis. Que s'il a été bâti comme une maison ou comme un vaisseau, il y a eu un dieu qui l'a bâti, et ce dieu est autre que le monde même. Ce qu'ils disent : que les astres et les éléments sont des dieux, s'accorde-t-il avec ce qu'ils disent que le monde est un dieu? Comment peut-on faire un seul dieu de l'assemblage de plusieurs dieux ? Si les astres sont des dieux, le monde sera leur palais et ne sera pas un dieu. Si le monde au contraire est un dieu, les astres et les éléments ne seront pas des dieux, mais seulement les membres et les parties de dieu ; et on ne pourra pas les appeler proprement des dieux, comme on n'appelle pas proprement homme la partie du corps d'un homme. De plus, quand on compare le monde à un animal, la comparaison n'est pas juste ; car l'animal a le sentiment répandu dans tous ses membres. A quoi donc peut-on comparer le monde pour faire la comparaison plus juste? Les philosophes le disent eux-mêmes quand ils avouent qu'il a été bâti comme un palais pour loger les dieux et les hommes. Puisqu'il a été bâti comme un palais, il n'est pas dieu, ni les éléments qui les composent ne sont pas des dieux. Un palais, ni ce qui entre dans la construction d'un palais, ne peut avoir aucun droit de disposer de soi. L'opinion de ces philosophes est donc détruite par leurs propres paroles aussi bien que par la vérité. Car le monde qui n'a point de sentiment dépend de Dieu qui l'a fait pour son usage, comme une maison dépend de l'homme qui l'a bâtie ou qui l'habite.
