VIII.
Chacun doit se fier à soi-même dans la plus importante affaire de sa vie, et se servir de ses sens et de son esprit pour chercher la vérité, plutôt que de se laisser tromper en suivant les erreurs des autres. Dieu a donné à chaque homme une portion de lumière et de sagesse par laquelle il peut apprendre ce qu'il ignore et examiner ce qu'on lui propose. Ceux qui nous ont précédés dans l'ordre du temps, ne nous ont pas pour cela surpassés en prudence. Les hommes de tous les temps en ont leur part, et les anciens n'en ont pas été si avantageusement partagés qu'il n'en soit point resté pour ceux qui le sont suivis. Elle est incorruptible et inaltérable, comme la lumière. Elle éclaire l'esprit, comme le soleil éclaire le corps. Tous les hommes cherchent naturellement la vérité. Ceux qui approuvent le sentiment des anciens sans l'examiner, se privent eux-mêmes de l'avantage de leur raison et se laissent conduire comme des bêtes. C'est le nom d'antiquité, d'anciens qui leur impose, et qui leur persuade que les pères ont été plus habiles que leurs descendants. Mais qui empêche que, suivant leur exemple, nous ne découvrions la vérité à ceux qui viendront après nous, comme ils ont enseigné l'erreur à ceux qui sont venus après eux ? Il nous reste une question fort importante, et dont la décision dépend plutôt de la connaissance de l'histoire que de la sublimité de l'esprit. Je la proposerai un peu au long pour ne laisser aucun doute sur le sujet que je traite. Plusieurs ont recours à des histoires écrites par de célèbres auteurs, et par lesquelles il semble être justifié que ceux que nous prétendons n'avoir point été des dieux, ont fait voir par des prodiges, par des songes, par des présages et par des oracles, qu'ils étaient véritablement des dieux. On raconte en effet divers miracles, et entre autres celui-ci : Anius Navius, grand augure, ayant averti Tarquin l'ancien de ne rien entreprendre sans avoir auparavant consulté le vol des oiseaux, ce prince se moquant de la superstition de cette cérémonie, lui ordonna de les consulter, pour savoir si ce qu'il avait dans l'esprit pouvait être exécuté. Navius lui ayant répondu qu'il le pouvait, Tarquin repartit : Prenez donc un rasoir et coupez cette roche. A l'heure même, Navius la coupa. Durant la guerre contre les Latins, on vit Castor et Pollux proche du lac de Suturne qui essuyaient la sueur de leurs chevaux, la porte de leur maison qui était près d'une fontaine hélant ouverte d'elle-même. On dit que pendant la guerre de Macédoine ils parurent sur des chevaux blancs à Vatienus qui allait à Rome, et lui dirent que le roi Persée avait été vaincu et pris ce jour-là ; ce que bientôt après on apprit par les lettres de Paul Emile, être véritable. Ce que l'on dit de l'image de la Fortune des Femmes est fort merveilleux : qu'elle a très souvent parlé. Après la prise de Véies, un soldat qui avait été chargé de faire porter à Rome l'image de Junon Moneta, lui ayant demandé en riant si elle consentait à ce transport, elle répondit qu'elle y consentait. On rapporte encore une action mémorable de Claudia pour preuve d un miracle extraordinaire. Quand pour obéir aux oracles contenus dans les livres des sibylles on eut fait venir l'image de la mère des dieux, comme le vaisseau où elle était demeurait tellement immobile sur le Tibre, que, quelque machine dont on se servît, il était impossible de le remuer, Claudia, dont la vertu avait toujours été un peu suspecte à cause du trop grand soin qu'elle prenait de sa parure, se mit à genoux et pria la déesse qu'elle se laissât attirer avec sa ceinture, si elle avait conservé la pudicité; et ainsi elle tira à bord le vaisseau qui n'avait pu être ébranlé par tous les jeunes gens de la ville. Ce que l'on publie d'Esculape n'est pas moins merveilleux : qu'ayant été amené d'Epidaure à Rome, il la délivra de la maladie contagieuse dont elle avait été longtemps tourmentée. On peut aussi rapporter un grand nombre de sacrilèges dont les dieux ont puni l'impiété par des châtiments exemplaires. Appius Claudius, censeur, ayant communiqué les mystères d'Hercule aux esclaves publics contre l'ordre qu'il en avait reçu perdit l'usage de la vue, et la nation des Politiens qui avait trahi ce secret fut éteinte en un an. Fulvius, censeur, ayant ôté le marbre dont le temple de Junon Lacinia était orné, pour en parer le temple qu'il avait élevé dans Rome en l'honneur de la Fortune Equestre, il perdit d'abord la raison, et ensuite ses deux fils qui servaient dans les troupes d'Illyrie, et mourut enfin consumé de chagrin et d'angoisses. Turullius, lieutenant d'Antoine, ayant fait couper dans l’île de Cos un bois consacré à Esculape pour en faire des vaisseaux, fut vaincu en ce lieu même par l'armée de Jules César. On ajoute à ces exemples celui de Pyrrhus qui fit un triste naufrage après avoir pillé le trésor de Proserpine de Locres, et perdit toute sa flotte, à la réserve de l'argent qu'il avait enlevé à cette déesse. Cérès de Milet rendit autrefois sa puissance fort redoutable par l'exemple de la sévérité dont elle usa contre des profanateurs sacrilèges. Alexandre, s'étant rendu maître de la ville, et quelques soldats ayant fait irruption dans son temple à dessein de le piller, ils furent consumés par son feu qui s'alluma à l'instant même.
On rapporte aussi quantité de songes qui sont autant de preuves du pouvoir des dieux. On dit que Jupiter apparut à Tibérius Attinius, homme du peuple, et qu'il lui commanda d'avertir les consuls et les sénateurs qu'un certain Antonius Maximus, qui avait mené la danse aux derniers jeux publics, lui avait déplu pour avoir fait punir un esclave dans le cirque, et qu'ils eussent à recommencer les jeux. Ayant négligé d'obéir à ce commandement, il perdit le jour même son fils, et fut frappé d'une dangereuse maladie. Jupiter, lui ayant apparu une seconde fois et lui ayant demandé si sa désobéissance n'avait pas été assez rigoureusement châtiée, il se fit porter dans une chaire au sénat, où il n'eut pas plutôt exposé son ordre, qu'il fut si parfaitement guéri qu'il s'en retourna à pied chez lui. Le songe par le moyen duquel on dit qu'Auguste évita la mort n'est pas moins merveilleux. Ayant été attaqué d'une fâcheuse maladie, il résolut de ne se point trouver à la bataille; mais Minerve apparut à Artorius, son médecin, et l'avertit que sa maladie ne devait pas l'obliger à demeurer dans son camp. Brutus entra le même jour dans le camp et le pilla. Mais Auguste s'était fait porter à son armée. Je pourrais rapporter quantité d'autres exemples semblables, si je n'appréhendais de m'éloigner trop de mon sujet et d'être encore d'une longueur ennuyeuse.
