VII.
Les païens tombent dans deux extravagances : l'une est qu'ils préfèrent à Dieu les éléments, qui ne sont que les ouvrages de Dieu ; l'autre qu'ils donnent à ces éléments une forme humaine. Car, au lieu d'adorer simplement le soleil et la lune, ou bien le feu, la terre et la mer qu'ils appellent Vulcain, Vesta, Neptune, ils leur donnent une figure d'hommes. Ils prennent un si grand plaisir à regarder les images et les portraits, qu'ils semblent mépriser la vérité et les originaux. Ils ne veulent voir que de l'ivoire, de l'or et des perles. Ils sont tellement éblouis de l'éclat de ces riches matières, qu'ils croient que sans elles il n'y a point de piété. Ainsi, ils adorent la cupidité et l'avarice sous prétexte d'adorer les dieux. Ils se persuadent que les dieux aiment ce qu'ils aiment eux-mêmes, ce pourquoi ils commettent des vols, des brigandages et des homicides, et se font des guerres cruelles qui troublent la tranquillité publique; voilà pourquoi ils consacrent à leurs dieux une partie du butin et des dépouilles qu'ils ont remportés. Il faut que ces dieux-là soient bien faibles, s'ils désirent des choses si misérables. Croyons-nous qu'ils soient dans le ciel s'ils souhaitent les biens de la terre, qu'ils soient heureux s'ils ont besoin de nos présents, et qu'ils soient incorruptibles s'ils jouissent des plaisirs que nous ne saurions rechercher que par une cupidité blâmable? Les païens vont donc dans les temples non par piété, parce qu'il n'y en peut avoir dans des biens ou acquis par de mauvais moyens, ou sujets à la corruption, mais par la curiosité de voir de l'ivoire et du marbre bien travaillés, enrichis d'ornements magnifiques, des vases d'or et des perles précieuses. Ils s'imaginent que plus les temples et les images sont bien parés, plus ils méritent de respect. Ainsi, toute leur religion se borne à adorer ce que leur cupidité admire. Voilà les religions qu'ils prétendent avoir reçues de leurs ancêtres, et qu'ils soutiennent avec une opiniâtreté invincible. Ils n'en examinent point la vérité. Ils se contentent de savoir qu'elles sont anciennes, et l'antiquité a une autorité si absolue sur leurs esprits, qu'ils croiraient que ce serait un crime de douter de ce qu'elle a une fois approuvé. Ils reçoivent comme une vérité généralement reconnue tout ce que le temps autorise. C'est pour cela que Cicéron fait parler Cotta à Lucilius en ces termes : « Vous voyez, mon cher Balbus, quel est le sentiment du pontife Cotta. Je vous supplie de me déclarer maintenant le vôtre : car un philosophe comme vous doit rendre raison de la religion, au lieu que la raison même nous oblige de croire ce que les anciens nous enseignent, bien qu'ils n'en rendent aucune raison. » Si vous croyez ce que les anciens enseignent, pourquoi demandez-vous à un philosophe une raison qui détruira peut-être votre croyance ? Si vous demandez une raison et que vous souhaitiez de la connaître pour la suivre, c'est que vous ne croyez pas ce que les anciens vous enseignent. Supposons que la raison vous fasse voir que la religion des dieux est fausse ; que ferez-vous en ce cas-là ? Suivrez-vous les anciens ou la raison? Si vous préférez la raison, et que vous teniez qu'il n'y a de bon chemin que celui qu'elle montre, vous renoncerez à l'autorité de vos ancêtres. Que si la piété vous porte au contraire à écouter leur voix, il faut que vous reconnaissiez qu'ils avaient perdu le sens, quand ils ont suivi des religions contraires à la raison, et que vous n'êtes pas vous-même raisonnable quand vous aurez des dieux de la fausseté desquels vous êtes convaincus. Néanmoins, comme on nous oppose perpétuellement les anciens, examinons un peu quels sont ces anciens à l'autorité desquels il n'est pas permis de se soustraire. Quand Romulus eut résolu de fonder une ville, il assembla une troupe de pasteurs parmi lesquels il avait été élevé; mais parce qu'ils n'étaient pas en assez grand nombre pour la remplir, il en fit un lieu d'asile, où tout ce qu'il y avait de scélérats à l'entour se rendirent en foule. Ce furent là les premiers habitants de la ville, parmi lesquels il en choisit cent des plus âgés qu'il appela pères et sénateurs, et sans l'avis desquels il ne voulait rien entreprendre. Properce parle de cette assemblée en ces termes:
Le sénat qui possède maintenant une autorité si absolue et si redoutable, ne fut composé au commencement que d'une troupe de paysans vêtus de peaux. Ils s'assemblaient ordinairement au son d'un cor, et n'avaient point d'autre lieu de réunion qu'une prairie émaillée de fleurs.
Voilà les vénérables vieillards au jugement desquels les plus éclairés et les plus sages se doivent soumettre, et dont toute la postérité doit recevoir les arrêts comme des oracles infaillibles. Ce sont pourtant les mêmes auxquels Numa imposa des lois et auxquels il fit accroire que les mystères qu'il enseignait étaient véritables et qu'il les avait appris d'une déesse. Leur autorité doit être sans doute fort grande après leur mort, puisque leur mérite a été si considérable durant leur vie, qu'il ne s'en trouve personne qui n'ait refusé leur alliance.
