IV.
Que peuvent avoir de divin des images qui ont été faites par un homme de qui il dépendait, ou de ne les point faire du tout, ou de les faire autrement qu'elles ne sont ? Voilà pourquoi Priape parle ainsi dans Horace :
Je n'étais autrefois qu'un tronc de figuier, bois mutilé, lorsqu'un ouvrier, incertain s'il ferait de moi une escabelle ou un Priape, aima mieux que je devinsse un dieu. Je suis donc un dieu par cette raison, l'effroi des voleurs et des oiseaux.
Qui ne sera pas en sûreté ayant un gardien si vigilant et si redoutable ? Les voleurs seront peut-être assez timides pour appréhender la présence de Priape, bien que les oiseaux que l'on croit mis en fuite par sa faux, s'arrêtent souvent sur les images des dieux, font leur nid dans l'intérieur, et les souillent de leurs ordures. Horace s'est moqué comme un poète satirique de la vanité des hommes. Mais cependant ceux qui adorent les images agissent sérieusement. Un poète fort célèbre, et d'ailleurs fort sensé, Virgile s'est trompé comme le plus faible de tous les nommes, quand dans ces livres qu'il a corrigés avec tant de soin il a ordonné ce qui suit :
Priez Priape, afin qu'avec sa faux il chasse les oiseaux qui pourraient manger vos grains, et épouvante les voleurs qui pourraient vous faire tort.
Les hommes adorent donc des ouvrages périssables de la main des hommes, des ouvrages que l'on peut rompre et brûler. Ils sont souvent brisés par la chute de la couverture des temples qui tombent en ruines; ils sont réduits en cendres par le feu, ou ils sont quelquefois enlevés par les voleurs, si ce n'est que la pesanteur de leur masse ou la vigilance des gardes les garantisse de cet outrage. Quelle folie de craindre des images pour lesquelles ou craint, ou qu'elles ne soient brisées par la chute d'un bâtiment, ou consumées par le feu, ou enlevées par les voleurs ! Quelle extravagance d'attendre protection de ces images qui ne se sauraient sauver elles-mêmes ! Quel désordre d'avoir recours à des figures que l'on outrage impunément, si ceux qui les adorent ne prennent le soin de les venger ! Où se trouve donc la vérité de la religion? Elle se trouve où la religion ne peut souffrir de violence, où l'impiété ne saurait commettre de sacrilège. Tout ce qui peut être ou vu ou touché est fragile, et partant ne saurait être l'objet de notre culte. C'est donc en vain que l'on fait des dieux d'ivoire, et qu'on les enrichit avec de l'or et des perles, comme s'ils pouvaient prendre quelque plaisir à ces ornements. De quoi ces parures peuvent-elles servir à des images qui n'ont point de sentiment? Les honneurs que l’on rend aux dieux sont semblables aux devoirs que l'on rend aux morts. On embaume les corps et on leur met de riches habits, avant de les enfermer dans les tombeaux. On pare de même les dieux qui n'ont aucun sentiment de ce que l'on prétend figuré pour les honorer. Perse ne trouvait pas bon que l'on mît des vases d'or dans les temples, et il fait voir qu'il est inutile d'employer, dans l'exercice de la religion, un métal qui est plus propre à exciter l'avarice qu'à entretenir la piété. Les présents qu'il veut que l'on offre à Dieu sont:
Un esprit rempli des sentiments de l'équité et de la justice, et un cœur brûlant de l'amour de l'honnêteté et de la vertu.
Il n'y a rien de plus raisonnable que ce sentiment; mais ce qu'il ajoute est ridicule, quand il dit que l'or tient le même rang, dans les temples
Que les poupées que les filles donnent à Vénus, et que cette déesse méprise à cause de leur petitesse.
Il ne songeait pas que les figures et les images des dieux faites d'or et d'ivoire par la main des Praxitèle, d'Euphranor ou de Phidias, ne sont autre chose que de grandes poupées consacrées, non en jouant par de jeunes filles à qui ce divertissement serait pardonnable, mais sérieusement par des hommes avancés en âge. Sénèque a raison de se moquer de la folie des vieillards, quand il dit : « Nous ne sommes pas deux fois enfants, comme on le dit communément, mais nous le sommes toujours. Toute la différence qu'il y a entre eux et nous, c'est que nous jouons plus grand jeu. » Quand les hommes ont paré les images, qui ne sont que de grandes poupées, ils leur offrent de l'encens, des parfums et des odeurs, et ils leur sacrifient de grasses victimes. Ces images ont une bouche, mais elles ne s'en peuvent servir pour manger. On leur présente des voiles et des habits dont elles n'ont aucun besoin. On leur donne de l'or et de l'argent, qu'elles ne possèdent non plus que ceux qui ne l'ont plus quand ils le leur ont donné.
Quand Denys, tyran de Sicile, eut remporté une victoire qui le rendait maître de la Grèce, il eut raison de mépriser et de dépouiller les dieux, et d'ajouter la raillerie au sacrilège. Il fit enlever à Jupiter Olympien un manteau d'or, et lui en fit donner un de laine, en disant que le manteau d'or était trop pesant en été, et trop froid en hiver, au lieu que celui de laine était plus propre en l'une et en l'autre des saisons. Il ôta la barbe d'or à Esculape, et dit qu'il était contre la bienséance qu'il eût une grande barbe, puisque Apollon son père n'en avait point. Il prit aussi des coupes et d'autres petits présents qui étaient aux mains des images, et dit que c'était les recevoir d'elles et non pas les leur ôter, ajoutant qu'il y avait de la folie ou même de l'ingratitude à ne pas recevoir des mains des dieux ce qu'ils nous offrent, puisque nous leur demandons tous les jours des grâces. Il en usa de la sorte, parce qu'il avait entre les mains la souveraine puissance, et que la victoire secondait ses entreprises. Le bonheur ne cessa point pour cela de le suivre. Il vécut jusqu'à une extrême vieillesse, et laissa son royaume à son fils. Puisque les hommes n'étaient pas assez forts pour punir ces sacrilèges, les dieux ne devaient-ils pas entreprendre de le faire ? Si un homme de basse condition les avait commis, ou aurait eu tout prêts, les fouets, le feu, les chevalets, les potences, et les autres instruments de la colère et de la vengeance. Mais ceux qui punissent de la sorte les sacrilèges se défient du pouvoir de leurs dieux. Car s'ils sont persuadés qu'ils ont quelque pouvoir, ils leur doivent laisser le soin de venger leurs propres injures. Ils croient que c'est par leur permission ou par leur ordre, que les coupables sont découverts et arrêtés ; quand ils les ont entre les mains, ils les châtient moins par colère, que par crainte d'être châtiés en leur place. N'est-ce pas une extravagance insupportable, d'appréhender que les dieux, qui n'ont pu faire de mal à ceux qui les ont dépouillés, ne fassent souffrir à des innocents la peine de ces sacrilèges? On dira peut-être qu'ils ont quelquefois puni les coupables; s'ils les ont quelquefois punis, ce n'a été que par hasard, puisqu'ils ne les ont pas toujours punis. Je ferai voir dans la suite de quelle manière cela est arrivé. Je demande cependant pourquoi les dieux n'ont pas réprimé une insolence aussi manifeste et aussi publique que celle avec laquelle Denys le Tyran les avait joués? Pourquoi ne chassaient-ils pas de leurs temples ce fameux sacrilège, et pourquoi ne lui défendaient-ils pas de regarder leurs images et d'assister à leurs cérémonies? Pourquoi permettaient-ils qu'il eut une navigation heureuse, et qu'il dit, en raillant, selon sa coutume, ceux de sa suite qui appréhendaient le naufrage : « Vous voyez combien les dieux sont propices à eux-mêmes qui violent la sainteté de leurs temples. » C'est qu'il avait peut-être appris de Pluton que les dieux ne sont rien.
Que dirons-nous de Verrès que Cicéron compare à Denys, à Phalaris et aux autres tyrans? Quand il pilla la Sicile, n'enleva-t-il pas tous les ornements des temples et toutes les images des dieux? Je n'ai pas assez de loisir pour m'arrêter à toutes les circonstances ; je n'en marquerai qu'une seule sur laquelle ce fameux accusateur déploya toute son éloquence, je parle de la profanation des mystères de Cérès de Catane ou d'Enna : l'une était honorée avec un si profond respect qu'il n'était pas permis aux hommes d'entrer dans son temple; le culte de l'autre était si ancien que toutes les histoires font foi qu'elle inventa la première, dans le territoire d'Enna, où sa fille fut enlevée, l'art de semer les grains. Enfin, lorsque la tranquillité publique fut troublée par les séditions des Gracques, on trouva dans les livres des sibylles et on reconnut même par les prodiges qui parurent, qu'il fallait apaiser l'ancienne Cérès, et on envoya à cet effet des ambassadeurs à Enna. Cérès, soit que ce fût la plus mystérieuse, qu'il n'était pas permis aux hommes de voir, non pas même à dessein de lui rendre leurs respects, ou bien que ce fût la plus ancienne, que le sénat et le peuple apaisèrent par des sacrifices, cette Cérès, dis-je, fut enlevée impunément de l'endroit le plus secret et le plus saint de son temple, par des voleurs auxquels Verrès avait donné cet ordre. Quand le même orateur exprime la manière dont les habitants de Sicile l'avaient prié d'entreprendre leur défense, il témoigne « qu'ils n'avaient plus de dieux dont ils pussent implorer la protection, comme si Verrès eût chassé les dieux du ciel, en ôtant leurs images des temples. » Il paraît par là que les dieux ne sont autre chose que la matière dont leurs images sont formées. Les Siciliens eurent raison d'avoir recours à vous, Cicéron, après avoir reconnu pendant trois ans combien leurs dieux avaient peu de pouvoir. Ils auraient eu fort peu de sens s'ils les eussent priés de les défendre contre Verrès, eux qui n'avaient pu lui témoigner aucun ressentiment des outrages qu'il leur avait faits. Mais Verrès fut condamné pour ces sacrilèges. Ce ne furent donc pas les dieux qui le châtièrent ; ce fut Cicéron qui eut l'adresse de ruiner ou le pouvoir ou la faveur de ceux qui le protégeaient. On peut dire de plus que l'arrêt qui fut prononcé contre lui, fut moins une condamnation qu'une décharge. Les dieux lui accordèrent une aussi agréable tranquillité qu'ils avaient accordée à Denys le Tyran une navigation heureuse. Sa condamnation même, qui l’éloigna des emplois, le garantit des dangers qui en enlevèrent beaucoup d'autres durant la fureur des guerres civiles. Il demeura seul debout pendant que d'autres tombaient de tous côtés, lui qui semblait être tombé seul pendant que les autres étaient demeurés debout. Enfin il jouit longtemps des richesses immenses qui étaient le fruit de ses sacrilèges, et les posséda jusqu'à une extrême vieillesse, et jusqu'à ce qu'il fut enlevé du monde par la proscription du même triumvirat, par laquelle Cicéron, ce fameux défenseur de la puissance outragée des dieux, fut aussi enlevé. Il eut le plaisir même d'apprendre, avant d'expirer, le genre cruel de mort qu'on avait fait souffrir à son accusateur, comme si les dieux eussent pris soin que ce profanateur de la sainteté de leurs temples, eût en mourant la consolation de se voir vengé des déclamations de Cicéron.
