XIII.
Si donc cette explication est trop recherchée, si elle n'a rien de naturel ni de solide, que reste-t-il? sinon de croire sans façon qu'un homme a bien pu commettre ce crime envers un autre homme; à moins qu'on ne dise que Saturne, tout dieu qu'il était, ne laissait pas de craindre que son père ne lui donnât un frère qui vînt mal à propos partager avec lui une succession qu'il regardait comme devant lui appartenir un jour tout entière. Mais il devait bien plutôt faire cette opération sur lui-même, et avoir la prévoyance de ne pas donner la vie à un fils1 qui devait lui ôter la couronne. Il est vrai qu'ayant appris d'un oracle que ce fils le chasserait de ses États, il prit la précaution de dévorer (comme disent les fables), ou plutôt de faire mourir (comme raconte l'histoire), tous les mâles, que sa femme Rhéa, qui était aussi sa sœur, lui donnait tous les ans. A la vérité Ennius nous apprend, dans son Histoire sacrée, que dans ces premiers temps, les hommes, dont les mœurs étaient encore rudes et sauvages, se nourrissaient de chair humaine : mais que les premières lois que donne Jupiter, lorsqu'il fut le maître, et qu'il s'appliqua à polir et à civiliser les peuples, que ces premières lois, dis-je, défendirent sous de rigoureuses peines ces horribles repas. Quoi qu'il en soit, que Saturne ait tué ses enfants, ou qu'il les ait mangés, on ne voit pas par quel endroit il a pu mériter le nom de juste. Mais enfin Rhéa, ayant mis Jupiter au monde, elle eut assez d'adresse ou de bonheur pour le soustraire à la cruauté de son mari, et pour l'envoyer en Crète, où elle le fit nourrir secrètement. Mais je ne puis m'empêcher d'accuser ici Saturne d'imprudence et de sottise : en fut-il jamais une pareille à celle qu'il fit paraître en cette rencontre. Il est dans le ciel, et il ne voit pas ce qui se passe sur la terre : il est Dieu, et il se laisse vilainement tromper par les Corybantes.2 Enfin, ce sage vieillard, ce puissant prince, ce politique raffiné, se voit en un instant dépouillé de tout par un jeune homme sans force et sans expérience : le voilà réduit à fuir et à chercher chez tous les peuples de la terre, un asile qu'il ne peut rencontrer qu'en Italie, où il trouva en Janus, comme le raconte Ovide dans ses Fastes,3 un ami généreux, qui, pour honorer un tel hôte, fit frapper exprès des monnaies, où l'on voit d'un côté Janus avec deux visages, et de l'autre un navire qui représente celui sur lequel Saturne avait abordé en Italie.
Ainsi poètes et historiens, anciens et modernes, Grecs et Latins,4 tous sont d'accord en ce point, que le fils d'Uranus et le père de Jupiter ne furent jamais qu'un homme. Et qui serait assez crédule pour croire que celui-là est un dieu, qui, se voyant chassé de chez lui, cherche sa sûreté dans la fuite, et se dérobe comme il peut à la violence et à la cruauté d'un usurpateur. Orphée, qui vivait peu de temps après Saturne, dit nettement que ce fut lui qui fonda le premier royaume de la terre et qui fut père du grand roi.5 Virgile le fait aussi régner sur la terre et lui donne un règne tout d'or. Ennius, à la vérité, fait régner Uranus son père avant lui, mais il est facile d'accorder ces auteurs en disant qu’Uranus a jeté les premiers fondements dans la puissance souveraine, et que Saturne, ayant amassé de grands trésors, s'en servit pour l'établir plus solidement, et qu'il prit le nom de roi que son père n'avait osé prendre.
