V.
Mais n'insistons pas davantage sur cette preuve, quelque certitude qu'elle ait, puisqu'elle n'en a pas pour ceux qui se font un honneur de ne rien croire, et venons à leurs propres auteurs. Nous consentons même à les prendre pour juges, et nous ne les récuserons point, quoiqu'on veuille qu'ils ne nous soient pas favorables. Ces juges sont les poètes et les philosophes. Nous prétendons trouver dans leurs écrits des preuves de l'unité de Dieu; et il faut avouer que l'éclat de cette vérité est si perçant qu'il n'y a point d'yeux, quelque fermés qu'ils soient par l'ignorance ou par la passion, qui ne soient forcés de s'ouvrir lorsqu'ils en sont frappés.
Orphée, le plus ancien des poètes et contemporain des dieux (puisqu'on dit qu'il se trouva dans le vaisseau des Argonautes avec Hercule, elles deux frères Castor et Pollux), Orphée, dis-je, appelle Dieu « le premier né, » comme étant le principe de toutes choses. Il le nomme encore « celui qui a apparu, » parce qu'il est le premier qui soit sorti du néant; et comme ce poète ne peut concevoir ni la véritable origine, ni la véritable nature de Dieu, et ne voit rien de plus grand que l'air, ni qui ait plus de rapport avec l'immensité de Dieu, il le fait naître de cette vaste étendue. Il ajoute que ce Dieu est le père de plusieurs autres ; qu'il a bâti le ciel pour leur servir de demeure, et pour rassembler autour de lui dans le même palais cette nombreuse et divine famille. Ainsi ce poète théologien, conduit par le seul instinct de la nature et éclairé de ses seules lumières, comprit sans peine qu'il y avait un être suprême auteur des autres êtres : car il ne pouvait attribuer cette qualité à Jupiter, puisqu'il était fils de Saturne; ni à Saturne, puisque le ciel passait pour son père; ni au Ciel même, qui ne faisant qu'une partie du monde et n'en étant qu'un élément, reconnaît nécessairement lui-même un principe. Cette suite de raisonnements conduisit enfin Orphée à l'existence de ce Dieu premier né, entre les mains du quel il mit un pouvoir universel sur toutes les créatures.
Pour Homère, il ne nous a rien laissé qui pût éclaircir cette question, ayant écrit les aventures des dieux d'une manière qui n'a nul rapport à la grandeur qu'on doit supposer dans des substances si excellentes, et qui sans doute convient mieux à la faiblesse des hommes qu'à la majesté de Dieu.
Il semblerait qu'Hésiode, qui a composé un livre exprès sur cette matière, pourrait nous être utile dans la recherche que nous faisons ; il faut cependant demeurer d'accord que son ouvrage ne nous peut fournir que de faibles preuves. Il le commence par la description du chaos, de cette masse informe, de cet amas confus de matière, sans nous apprendre en quel temps et de quelle sorte les parties de cette matière première se sont trouvées unies ensemble. Car, comme toutes choses doivent avoir reçu leur disposition et leur arrangement de la main de quelque excellent ouvrier, il faut nécessairement que la matière ait reçu son existence de quelque être supérieur; et quel autre que Dieu peut lui avoir donné cette existence? Mais Hésiode n'entre point dans cette pensée; il ne saurait goûter une vérité qui lui est inconnue; et il paraît bien que lorsqu'il monta sur le Parnasse pour y composer son poème, il l'avait médité à loisir, et que les Muses (comme il voudrait nous le faire croire) ne le lui inspirèrent jamais.
Virgile, le premier de nos poètes latins, s'est beaucoup moins éloigné de la vérité, lorsqu'il parle ainsi de Dieu :
Au commencement le ciel, la mer, et les globes célestes furent comme animés d'un souffle de vie ; tout reçut le mouvement de l'Esprit, qui se répandit et se mêla dans toutes les parties de l'univers
Et, pour ne laisser aucun doute touchant la nature de cet Esprit auquel il attribue une puissance si universelle, il dit nettement en un autre endroit :
Que Dieu remplit la terre, la mer, et l'immense étendue de l'air, et que tous les animaux qui vivent au milieu de ces éléments, tiennent de lui l'être et la vie.
Ovide, dès l'entrée de son excellent livre des Métamorphoses, avoue que le monde est l'ouvrage de Dieu, qu'il appelle en plus d'un endroit
Le Créateur du monde, et l'auteur de toutes choses.
Mais laissons-la les poètes, et consultons les philosophes, dont l'autorité doit avoir plus de poids, et le témoignage plus de certitude, puisqu'on est persuadé qu'ils ne s'occupent pas, comme les poètes, à embellir le mensonge, mais que leur unique étude est la recherche de la vérité.
Thalès de Milet, qui fut un des sept sages de la Grèce, et qu'on croit avoir été le premier qui ait traité des causes naturelles, fait naître toutes choses de l'eau ; il soutient que Dieu s'est servi de cet élément pour les former. Ainsi, suivant cette opinion, l'eau est la matière, et Dieu est l'agent qui l'a mise en œuvre.
Dieu, selon Pythagore, est une âme qui anime toutes les parties de ce grand univers, qui est répandue partout, et qui donne la vie aux animaux et l'être à tout ce qui existe.
Anaxagore veut que Dieu soit une intelligence infinie, qui a en soi le principe de tout mouvement.
Antisthène laisse aux peuples ses dieux; mais il n'en reconnaît qu'un, qui est l'auteur de la nature.
Cléante et Anaximène croient que cette partie de l'air, la plus pure et la plus voisine du ciel, est Dieu même. A quoi Virgile notre poète semble faire allusion, lorsqu'il dit que :
L'air, qui est le Père tout-puissant, descend dans le sein de la Terre son épouse, par des pluies qui la rendent féconde ; et que s'insinuant par tout cet élément, il y forme les germes, les fait croître, et les nourrit.
Chrysippe veut que Dieu soit une vertu naturelle, excitée et comme animée par un esprit divin. Quelquefois il nomme Dieu une nécessité divine.
Zénon l'appelle une « loi divine et naturelle. » Tous enfin, dans une diversité apparente de sentiments, conviennent qu'il y a une Providence. Car que ce soit ou la nature, ou un air subtil, ou une souveraine raison, ou une intelligence, ou une nécessité fatale, ou une loi divine, ou telle autre chose qu'il leur plaira d'imaginer, c'est ce que nous appelons Dieu. Et qu'importe que tous ces noms soient différents, s'ils rappellent les esprits à une même notion, et s'ils y forment la même idée?
Quoique Aristote ne soit pas toujours d'accord avec lui-même, et que ses opinions se combattent quelquefois, il marque en ceci une conformité toujours égale, et sans jamais varier il confesse qu'il n'y a qu'une seule et unique intelligence qui gouverne le monde.
Platon, qui est estimé le plus sage et le plus éclairé des philosophes, établit clairement un seul gouvernement monarchique dans l'univers; et sans se servir des noms d'air, de raison ou de nature, il appelle Dieu ce souverain monarque, et il le fait l'auteur de ce grand et admirable ouvrage.
Cicéron, qui le suit et l'imite en plusieurs choses, rend souvent témoignage à l'unité de Dieu : et dans son Traité des lois il ne fait point de difficulté de le nommer l'Être suprême. Il se sert même de cet argument, pour prouver que le monde est gouverné par ce premier de tous les êtres : c'est dans le livre de la Nature des Dieux: « Il n'y a rien, dit-il, de plus grand, rien de plus excellent, que la nature divine ; par conséquent il n'y a que cette divine essence qui ait droit de posséder l'empire souverain sur toutes les créatures: elle seule est indépendante; donc tout doit dépendre d'elle. » C'est ce qu'il confirme par la définition qu'il donne de la divinité. « Le Dieu, dit-il, que nous concevons, est un esprit libre, dégagé de toute matière, immortel, qui connaît tout, et qui donne le mouvement à tout. »
Enfin Sénèque, stoïcien déterminé s'il en fût jamais, et dévoué entièrement aux opinions du Portique, ne rend-il pas à Dieu en mille rencontres la gloire qui lui est due. Venant à parler de la mort qui arrive dans un âge peu avancé: « Vous ignorez, dit-il a un de ses amis, quelle est la grandeur et la majesté de votre juge; sachez qu'il a un pouvoir absolu sur les hommes, et qu'il est le maître des dieux. » Et ailleurs : « Lorsque Dieu voulut jeter les premiers fondements de cet édifice merveilleux, qui surprend encore tous les jours nos yeux et nos esprits, il créa des dieux, qu'il fit ses ministres dans la conduite de ce vaste empire ; et quoiqu'il fût présent partout, il trouva bon de faire divers départements, et d'assigner à chacun une portion de l'univers, qu'il confia à son administration et à ses soins. » Ce philosophe parle le même langage que nous en plusieurs endroits de ses ouvrages. Mais nous l'écouterons encore autre part ; qu'il suffise maintenant d'avoir montré que les plus grands hommes, et les génies les plus sublimes de la savante Grèce et de la sage Italie ont approché de la vérité; et ils l'eussent sans doute vue dans toute son évidence, si le malheur de leur naissance ne les eût engagés dans des opinions fausses, quoique établies par la coutume, par une longue suite d'années, et par le consentement des peuples. C'est sur la foi de ces opinions trompeuses qu'ils ont cru qu'il y avait d'autres dieux que celui qu'ils reconnaissaient pour le premier et le plus ancien de tous ; et qu'attribuant des qualités divines à diverses choses qui servent à l'entretien de la vie des hommes, ils en ont fait des divinités, et leur ont offert avec de l'encens leurs vœux et leurs hommages.
