XVIII.
Il faut maintenant réfuter l'opinion impie tout ensemble et bizarre de ceux qui ne disconviennent pas, à la vérité, qu'il n'y ait plusieurs hommes dont on ait fait des dieux, mais qui soutiennent que c'est avec justice qu'on leur a donné un rang si fort au-dessus de leur condition de mortels ; et que c'est une récompense qui était due à leur mérite, soit pour avoir donné des marques d'une valeur extraordinaire, comme Hercule ; soit pour avoir enrichi la terre de nouvelles productions,1 comme Cérès et Bacchus; soit enfin pour avoir inventé des arts en faveur de l'utilité publique, comme Esculape2 et Minerve.3 Examinons tous ces différents motifs de consécration, et montrons qu'il n'y en a aucun qui mérite que les hommes deviennent les ennemis de Dieu, et se rendent criminels envers lui de la plus horrible impiété, en lui ôtant l'honneur qui n'est dû qu'à lui seul pour le transférer à ses créatures.
Commençons par ce qu'ils appellent vertu, non celle que les philosophes mettent au nombre des véritables biens de l'âme, mais celle qui consiste toute dans la force du corps et que l'on nomme valeur. C'est parce que cette valeur parut dans Hercule avec plus d'éclat, qu'elle lui acquit l'immortalité. Mais la force du corps, qui ne peut rendre l'homme ni meilleur, ni plus heureux, peut-elle contribuer à faire un dieu? Qu'y a-t-il de moins divin que cette force, puisqu'une maladie la détruit, et que la vieillesse la fait entièrement perdre. C'est ce qui faisait dire à ce fameux athlète qui voyait ses bras s'affaiblir insensiblement par des blessures qu'il y avait reçues, qu'il ne voulait ni de la santé qu'on lui promettait, ni de la vieillesse qu'on lui faisait espérer, de crainte de se voir un jour inférieur à lui-même, et de n'en être plus qu'une partie. Pour Hercule, on croit que du bûcher où il se brûla tout vif, il monta tout droit au ciel ; et on a légué aux siècles à venir cette imagination ridicule, en la gravant sur le bronze et la pierre, dont on s'est servi pour représenter les images d'un dieu à qui la divinité ne coûte que quelques coups de massue donnés à propos sur quelques bêtes sauvages. Peut-être rejettera-t-on une impiété si monstrueuse sur les Grecs, cette nation crédule, qui aime à faire passer des actions fort communes pour des prodiges éclatants? mais croit-on que nos Romains aient été en cela plus sages et plus circonspects? Ils font peu de cas à la vérité de cette force d'athlète, et ils ne regardent que comme des personnes viles et méprisables ceux qui l'ont reçue de la nature, quoique après tout cette vertu de gladiateur ne soit nuisible qu'à celui qui la possède. Mais ils n'ont que des louanges et de l'admiration pour celle qui fait les conquérants, parce qu'elle porte partout le fer et le feu. Ils ne croient pas qu'il y ait une voie plus glorieuse pour arriver à cette bienheureuse immortalité qui donne rang parmi les dieux, que de conduire des armées, désoler des provinces, ruiner des villes, renverser des trônes, assujettir des nations entières, et faire couler sur la terre des torrents de sang humain. Éblouis par l'état trompeur d'une gloire fausse, ils donnent à de grands crimes le nom et la récompense de la vertu. J'aime encore mieux les dieux des Grecs, puisque pour devenir dieu chez eux, il n'en coûte la vie qu'à des lions ou à des sangliers ; mais pour être dieu chez les Romains, il faut détruire les images vivantes et animées de Dieu même. Quoi ! pour avoir malheureusement ôté la vie à un homme, on est réputé immonde, l'entrée des temples est interdite, on est chassé de la présence des dieux! et on couvre de gloire, on place dans les temples, on associe aux dieux celui qui remplit tout d'horreur et de carnage, qui fait rougir les fleuves du sang de plusieurs milliers d'hommes! C'est dans cet esprit qu'Ennius fait parler ainsi le grand Scipion:4
Si le ciel est ouvert à celui qui a répandu beaucoup de sang, nul conquérant n'eut jamais de droit que moi d'y entrer.
O aveuglement déplorable du conquérant et du poète, de croire que, pour monter au ciel, des monceaux de corps qu'on aura privés de vie, puissent servir de degrés! Et Cicéron même ne rougit point d'applaudir à une vanité si peu humaine ; car répondant en quelque sorte à cette brutale saillie de Scipion: « Oui, grand africain, lui dit-il, vous avez droit d'y entrer, et le vaillant Hercule n'y entra jamais par une autre porte. » Comme si ce philosophe avait été de garde à la porte du ciel quand Hercule y fit son entrée. Et certes je ne sais si l'on doit rire ou verser des larmes, lorsqu'on voit de graves personnages si savants et si éclairés, et comme ils se le persuadent, si sages et si habiles, se laisser emporter à ces opinions populaires, et flotter toute leur vie entre l'erreur et la vérité, sans pouvoir se défendre de l'une ni embrasser l'autre. Si l'on doit l'immortalité à cette vertu meurtrière, je renonce à une vie qu'on ne peut obtenir que par la mort d'un million d'hommes. Mais de quel usage serait cette inhumaine vertu, que deviendraient tous ces prétendants à la divinité, si tous les hommes s'étaient donné le mot de vivre bien ensemble, si l'innocence et l'équité retournant parmi eux en chassaient l'envie, l'intérêt et l'injustice. Le ciel ne s'ouvrirait-il plus alors? N'y aurait-il plus d'hommes vertueux, s'il n'y avait plus de ces illustres homicides?
Venons maintenant aux autres motifs qui ont obligé les hommes à faire des dieux. Nous trouvons que Cérès et Bacchus furent reconnus pour tels, pour avoir trouvé le blé et le raisin : mais c'est à tort qu'on croit leur devoir deux dons si précieux. Nous montrerons par les divines Écritures que le pain et le vin étaient en usage parmi les hommes, bien avant qu'on parlât dans le monde de Saturne et de sa race.5 Supposons toutefois qu'une découverte si utile soit due à leurs soins : quoi, couper du blé, le moudre et en faire du pain ; cueillir des raisins, les fouler et en tirer du vin, qu'y a-t-il en tout cela qui mérite les honneurs du ciel ? S'ils sont dus à quelqu'un, c'est à celui qui a produit et qui a fait naître l'épi; c'est lui qui, après avoir créé toutes choses, a bien voulu laisser à l'homme la gloire d'en trouver quelques-unes? Mais il est toujours l'auteur des choses que l'homme découvre et de l'esprit dont l'homme se sert pour les découvrir. On veut encore que les arts aient acquis à leurs inventeurs ce beau droit de se faire adorer ; Esculape et Vulcain en jouissent paisiblement du consentement des peuples: l'un pour avoir inventé la médecine, et l'autre pour avoir exercé le premier le métier de forgeron. Je suis d'avis que nous fassions des dieux cordonniers et foulons. Et pourquoi l'art de la poterie, si ancien et si utile, n'obtiendra-t-il pas le même honneur à celui qui l'a trouvé ? Est-ce parce que les grands de la terre font peu d'état de ces ouvrages de Samos6 ? Il y a tant d'autres arts qui contribuent à rendre la vie de l'homme ou commode ou agréable, qui travaillent ou pour la nécessité ou pour l'ornement ; pourquoi seront-ils sans autels et sans temples? Enfin, Minerve, comme les ayant inventés tous, est invoquée par tous les artisans : chose étrange ! On néglige le culte de celui qui a créé la terre et les animaux qui l'habitent, qui a formé le ciel et les astres qui l'éclairent, pour adorer le fuseau et l'aiguille de Minerve. Un Esculape se vante d'avoir trouvé quelques secrets pour rendre la santé au corps, et le voilà aussitôt dieu, pendant qu'on se met peu en peine de connaître celui qui a formé le corps, qui l'anime, qui le conserve, qui produit les simples dont se sert Esculape dans l'exercice de son art.
