XVI.
Ce que nous avons rapporté jusqu'ici pourrait peut-être suffire pour ébranler le culte des faux dieux; mais il nous reste encore beaucoup de choses à dire qui nous paraissent nécessaires au dessein que nous avons entrepris de le renverser entièrement. Car quoiqu'il semble que la tête de ce monstre étant abattue, le corps ait dû tomber par terre, nous estimons toutefois lui devoir encore porter quelques coups, et achever d'arracher de l'esprit des hommes cette fatale prévention où ils sont depuis si longtemps : heureux si nous pouvons leur inspirer une confusion salutaire, et un sincère repentir de leurs erreurs! l'entreprise est grande, mais elle est digne d'un homme, et elle n'est pas au-dessus de ses forces.
Nous continuerons donc à dénouer ces nœuds, dont l'erreur tient les esprits embarrassés. C'est ce qu'un poète philosophe1 avait entrepris de faire; mais en vain, puisque ne connaissant pas la vérité, il n'avait garde de détruire le mensonge; il n'appartient qu'à ceux qui adorent le vrai Dieu d'attaquer les faux dieux.
Ceux qui accusent les poètes d'avoir mêlé des fables aux mystères de leur religion, en introduisant parmi les dieux une naissance semblable à la nôtre, et qui cependant croient que les sexes s'y rencontrent, tombent sans y penser dans l'impiété qu'ils condamnent. Car dès lors qu'ils admettent plusieurs sexes, ils ne peuvent se dispenser d'admettre la fin que la nature a eue lorsqu'elle a mis cette diversité entre l'un et l'autre; c'est-à-dire la naissance des enfants, ce qui ne saurait convenir à la divinité. Ils donnent des fils à Jupiter et aux autres dieux : ainsi chaque jour en voit naître de nouveaux, car ils auraient honte de céder aux hommes en fécondité. Cependant, comme il n'en meurt point, car les dieux sont immortels, le monde s'en remplira de telle sorte, qu'il ne sera pas assez grand pour les contenir tous. Que si le nombre des hommes qui sont sur la terre, et que la mort en retire après quelques années, est en quelque manière infini, puisqu'on ne le peut compter, quel doit être celui des dieux qui ne meurent point, et qui se multiplient depuis tant de siècles? Car dès qu'on suppose la naissance de quelques-uns, on doit supposer en même temps que cette divine race se perpétue toujours par de nouvelles naissances, et qu'il n'y a plus d'interruption, à moins qu'on ne nous apprenne ce qui la pourrait causer. Sénèque à ce sujet demande agréablement d'où vient que Jupiter, qui n'a jamais passé pour un dieu fort chaste, a sitôt cessé d'être père. Est-ce qu'il est sexagénaire, et ne lui est-il plus permis d'user du mariage? La loi Papia le lui défend-elle? Ou peut-être a-t-il allégué le privilège des trois enfants.2 Ne serait-ce point aussi qu'il craint de mettre au monde un fils qui le traite comme il a traité le pauvre Saturne?
Mais enfin si les deux sexes se trouvent parmi les dieux, il s'y doit faire des mariages : on sait les suites de ces engagements. Ils ont trop de pudeur et de retenue, pour exposer à la vue de tout le monde ce qui se doit passer en secret ; et il n'appartient qu'à un cynique effronté,3 à des animaux sans raison et sans honte, de faire en public une action que la nature d'elle-même inspire de cacher. Il leur faut donc des maisons ou plutôt des palais; car comment des gens, accoutumés à loger dans des temples magnifiques, pourraient-ils se résoudre à vivre dans des cabanes ? Ovide, leur bon ami, y a pourvu ; il a eu soin de leur bâtir d'assez belles maisons dans le ciel, et même de les garnir de Pénates4 : ces maisons forment des villes : ces villes sont environnées de campagnes propres au labourage ; il faut vivre; il faut semer de l'ambroisie, il faut cultiver du nectar : que conclurons-nous de cette induction, sinon que les dieux sont mortels?
Que si l'on renverse l'argument, il n'aura pas moins de force ; car s'il paraît ridicule d'imaginer dans le ciel des plaines et des coteaux, il n'y a donc ni villes, ni maisons, ni ménages, ni sexes différents. D'où vient donc qu'on trouve des femmes parmi les dieux? C'est qu'en effet il est faux qu'il y ait des dieux. Que celui qui pourra dénouer ce nœud gordien le dénoue, aussi bien que celui-ci. Des deux sexes, l'un se distingue par la force, l'autre par la faiblesse. Qui osera dire que la divinité est susceptible de faiblesse? Qu'on ne dise donc plus que le sexe qui l'a reçue en partage se trouve parmi les dieux; mais s'il s'y trouve, c'est qu'il est faux qu'il y ait des dieux.
