XIV.
Mais afin que l’on ne nous accuse pas de n'employer, pour combattre la fausse religion, que le témoignage des poètes, qui peut-être n'ont pas un caractère assez grave pour servir de témoins dans un procès de cette importance, nous voulons bien ne rien avancer qui ne soit pris d'auteurs irréprochables. Voici donc comme Ennius, qui peut passer pour tel, parle de Saturne et de sa famille d'après Evhémère, dont il a traduit l'histoire : « Après cela (disent ces deux historiens) Saturne épousa Rhéa ou Ops sa sœur; il avait un frère aîné nommé Titan, qui aspirait à la royauté; mais la mère de ces deux princes, et Cérès leur sœur, avaient beaucoup plus de penchant pour Saturne, et lui conseillaient de ne point partager le royaume avec son frère : cela vint à la connaissance de Titan ; mais il le dissimula, et consentit en apparence que Saturne régnât seul. Cependant, comme il avait l'esprit plus subtil que le nouveau monarque, il l'engagea à signer un traité par lequel Saturne s'obligeait à lui livrer de bonne foi tous les mâles qui lui naîtraient. L'intention de Titan était de faire passer le royaume dans sa maison après la mort de Saturne. On commença donc à exécuter le traité par la mort du premier fils de ce roi. Mais la reine sa femme ayant mis au monde un fils et une fille, ou montra la fille qui fut nommée Junon, et pour le fils, qui fut le fameux Jupiter, on l'enleva secrètement, et on alla le cacher dans la solitude du mont Ida.1 La même chose arriva à la naissance de Neptune et à celle de Pluton et de Glauca; Glauca fut apportée a Saturne; mais Neptune et Pluton furent sauvés par la même adresse que l'avait été Jupiter. »
C'est ainsi que les Annales sacrées2 rapportent sa naissance et celle de ses frères ; et elles continuent de cette sorte à nous instruire de ce qui s'est passé de plus considérable dans cette famille. « Titan s'étant aperçu qu'on s'était joué de lui, et ayant appris que Saturne avait trois fils, malgré la précaution qu'il avait prise de ne lui en point laisser, obligea ses enfants, qu'on nommait Titans comme leur père, à se joindre a lui, et avec leur secours il enferma Saturne et sa femme dans une tour, et les y fit soigneusement garder. » La vérité de cet événement nous est confirmée par la sibylle Erythréenne, et peut en même temps justifier Jupiter d'avoir, par une horrible impiété, mis lui-même son père dans les fers. Ce fut son oncle Titan qui commit ce crime, pour se venger de ce que Saturne avait contre sa parole laissé la vie à ses enfants. Jupiter, ayant appris que ce perfide retenait prisonnier le roi son père, leva aussitôt une armée dans l'île de Crète, vint fondre sur Titan et sur ses fils, les défit, et délivra son père. Mais Saturne ayant trop facilement ajouté loi à un oracle qui l'assurait que son fils avait dessein de le renverser du trône, où sa main venait de le rétablir, il chercha l'occasion de le faire mourir ; ce qui étant venu à la connaissance de Jupiter, il prévint son père, s'empara du royaume, et en chassa celui qui le voulait perdre. Saturne, ayant longtemps combattu contre la mauvaise fortune, fut enfin contraint de lui céder, et fuyant de ville en ville et de contrée en contrée, il aborda enfin en Italie, comme nous l'avons déjà dit, où à peine put-il trouver un endroit pour se mettre à couvert de l'orage, et pour ne pas tomber entre les mains des meurtriers que son fils envoyait de tous côtés pour lui ôter la vie.
