XXII.
Celui qui commença à introduire dans Rome de vaines superstitions fut Numa Pompilius, son second roi, qui trouvant des esprits grossiers et susceptibles de toutes sortes d'impressions, se servit de cette disposition pour leur inspirer ce qu'il voulut touchant le culte des dieux. Pour le faire avec plus d'autorité et de succès, il feignit qu'une certaine nymphe Egérie lui révélait de hauts mystères dans les entretiens qu'il avait avec elle durant la nuit. Assez proche de Rome, dans un bois épais, se voit un antre obscur et profond d'où sort une eau claire et pure qui va arroser le pied des arbres voisins; c'est là que Numa passait les nuits sans témoins, et, sortant le matin de sa retraite, il annonçait au peuple ce qu'il avait appris de son épouse immortelle, sur la manière dont les dieux voulaient être servis.
Il imitait en cela l'adresse de Minos qui, voulant rendre ses lois plus vénérables, feignait que Jupiter les lui avait dictées dans l'antre sacré de ce dieu, où il passait plusieurs heures en conférence avec lui ; afin que les hommes apprissent à obéir non seulement par un motif de crainte, mais aussi par un principe de religion.
Mais, après tout, il n'était pas difficile à Numa d'abuser de la crédulité de simples bergers, qui faisaient alors la plus grande partie de ses sujets. Il institua donc un souverain pontife, des prêtres de Jupiter, des saliens, des augures ; il composa la généalogie des dieux ; il en forma diverses branches et diverses familles, et fournissant à ce peuple farouche divers amusements, il adoucit peu à peu sa férocité naturelle, et le fit insensiblement passer de l'ardeur qu'il avait pour la guerre à l'amour du repos et de la paix. Mais, s'il abusa de sa trop grande facilité à croire ce qu'il voulut lui inspirer, il n'eut garde de se laisser surprendre lui-même aux faux préjugés d'une religion dont il était l'auteur ; car il composa en latin un traité du droit des pontifes, et un autre en grec, qui contenait les règles et les principaux axiomes de la sagesse ; et dans ces deux ouvrages il s'applique non seulement à détruire les principes de la religion qu'il avait lui-même imaginée, mais aussi à ruiner les fondements des autres religions. Or, il arriva longtemps après la mort de ce roi, sous le consulat de Cornélius et de Bébius, que des ouvriers travaillant à remuer la terre dans un champ qui est au pied du Janicule et qui appartenait au secrétaire d'Etat Pétilius, vinrent à découvrir deux coffres de pierre, dans l'un desquels était le corps de Numa, et dans l'autre les deux traités dont nous venons de parler; ce qui ayant été rapporté au sénat, il ordonna qu'on les supprimerait. Q. Pétilius les fit brûler dans une assemblée du peuple. Mais cette ordonnance me semble peu digne de la sage prévoyance d'une compagnie aussi éclairée et aussi politique que celle-là ; car son dessein en supprimant ces livres était de faire perdre le souvenir de ce qu'ils contenaient de contraire à la religion du peuple romain, et c'est ce qui l'a conservé.
Ainsi ces dévots sénateurs, en voulant apprendre à la postérité avec quel zèle et quelle piété ils avaient soutenu l'honneur de leurs dieux, lui ont appris en même temps qu'on pouvait impunément se dispenser de les honorer, en lui découvrant les endroits faibles de leur culte.
Mais si Numa, chez les Romains, fut l'inventeur d'une religion ridicule et vaine, les peuples du Latium1 en la personne de Faune reconnaissent le fondateur de la leur. Ce Faune était petit-fils de Saturne, et il fit une étrange profusion des honneurs divins à tous ceux de sa famille; car premièrement il mit son père2 au nombre des dieux, et de sa sœur3 ayant fait sa femme, il en fit ensuite une déesse: outre le nom de Fauna qu'elle avait, on lui donna encore celui de Destinée, parce qu'elle disait la bonne aventure aux femmes, comme Faune, son frère et son mari, la disait aux hommes. Varron écrit de cette Fauna qu'elle vécut si retirée et qu'elle fut d'une chasteté si exemplaire, que nul homme, hors son mari, ne put se vanter d'avoir vu son visage, ni lui avoir seulement ouï prononcer une seule parole. C'est elle que les femmes appellent la Bonne Déesse, et c'est pour honorer une vie si cachée et si éloignée de tout bruit, qu'elles font soigneusement fermer les portes de son temple lorsqu'elles lui sacrifient, et que l'entrée en est entièrement fermée aux hommes.4 Mais cette bonne déesse, avec toute sa chasteté, se laissait quelquefois surprendre au plaisir de la bouteille: ce fut après avoir vidé une bouteille de vin de Falerne que son mari la trouva ivre; et étant outre de voir sa dignité royale si fort avilie par l'intempérance de sa femme, il la prit et la fouetta si cruellement avec des branches de myrte, qu'elle expira sous les coups ; ce qui fut dans la suite si sensible à cet époux, qu'après que sa colère fut un peu ralentie, pour soulager son extrême déplaisir, il la plaça parmi les déesses. Il lui en donna l'appareil; il lui assigna des sacrifices. Mais parmi les offrandes qu'on met sur son autel, on n'oublie pas des flacons d'excellent vin, comme une des plus agréables oblations qu'on lui puisse faire. Ce Faune, aussi bien que les autres faiseurs de divinités, a laissé à la postérité de quoi la faire tomber dans l'erreur; mais les sages s'en préservent par le secours de leurs lumières. Lucrèce, l'un de ces sages, parle ainsi de celui qui, par une superstition outrée, croit que toutes les statues qu'il voit sont autant de dieux.
« Cet homme, dit-il, a une superstitieuse vénération pour toutes ces petites divinités de la façon de Faune et de Numa; il tremble à leur aspect : il n'y en a pas une à laquelle il aille porter ses vœux et son offrande. Semblable aux enfants qui s'imaginent que toutes les figures qu'ils voient sont des hommes véritables, il prend pour des vérités ce qui n'est que pure fiction ; il croit qu'il y a un esprit qui meut, instruit et anime ces statues de bronze et de marbre. O homme crédule! ne voyez-vous pas que ce ne sont la que des ouvrages de l'art, et que les dieux que vous adorez et devant qui vous tremblez ne doivent leur être qu'a quelque habile statuaire ? »
Le poète compare à des enfants ces gens qui donnent dans toutes les superstitions, quelque monstrueuses qu'elles soient, et moi je trouve que les enfants sont bien plus raisonnables : les enfants, il est vrai, croient que des statues inanimées sont des hommes vivants, et ceux-là jurent que ce sont des dieux immortels. Un âge sans expérience rend les enfants susceptibles de ces fausses impressions, et les superstitieux reçoivent toutes celles que leur folie leur fait prendre; l'innocente erreur où sont les enfants diminue à mesure que la lumière de la raison croit en eux, au lieu que la fausse persuasion où sont ces malheureux esclaves de la superstition augmente, se fortifie et dure autant que leur vie.
Ce fut Orphée qui institua la fête de Bacchus,5 et il fut le premier qui lui sacrifia sur une montagne de la Béotie, assez proche du lieu où ce dieu était né. Il fut aussi nommé Cithéron,6 parce qu'il jouait souvent de la cithare. On donna encore à cette fête le nom d'Orphée, depuis qu'il y fut déchiré et mis en pièces par les Bacchantes. Ce nouveau culte s'introduisit dans la Grèce à peu près dans le même temps que Faune établissait le sien en Italie. Il y a cependant quelque apparence que Faune était venu après Orphée, puisque cet excellent musicien se trouva avec les Argonautes au premier siège de Troie, où régnait Laomédon, pendant que Picus, père de Faune, régnait en Italie. Remontons donc encore plus haut, et cherchons si bien que nous puissions enfin trouver celui qui a commencé à honorer les faux dieux. Didyme, auteur grec, croit que ce fut Mélissée qui le premier leur offrit des sacrifices; que ce roi de Crète régla les cérémonies qui accompagnent le culte divin, qu'il y mit de l'ordre, et qu'il y ajouta la magnificence et l'éclat extérieur pour les rendre plus vénérables aux peuples. Ce prince eut deux filles, Mélisse et Amalthée, qui nourrirent Jupiter de lait et de miel ; ce qui a donné lieu aux poètes de feindre que des abeilles volaient chaque jour sur la bouche de cet enfant pour lui apporter le miel qu'elles faisaient. Mélisse reçut de la main de son père la dignité de grande prêtresse de la mère des dieux, ce qui a fait donner à toutes celles qui lui ont succédé dans cette charge le nom de Mélisses. Pour Jupiter, l'Histoire Sacrée d'Evhémère nous apprend qu'étant monté sur le trône, il vint à un tel excès d'insolence et d'orgueil qu'il s'érigeait partout à lui-même des temples et autels ; car, s'étant mis à voyager, il savait avec tant d'adresse s'insinuer dans l'esprit des rois et des princes chez qui il passait, et il savait si bien le secret de se les attacher par les démonstrations d'une amitié teinte et sous le spécieux prétexte des devoirs sacrés de l'hospitalité, qu'en les quittant il leur faisait promettre de lui bâtir un temple, comme pour servir de monument éternel de l'alliance qu'ils venaient de contracter ensemble. De là sont venus les noms d'Atabirien, de Labranden, de Laprien, de Molion, de Casien, et tant d'autres sous lesquels Jupiter est adoré en divers lieux, et qui sont les noms de ces princes crédules et de ces officieux hôtes, qui pensant éterniser leurs noms par de superbes édifices, ont bien plus travaillé pour la gloire du roi de Crète7 que pour la leur : on remarquait même en ces rois une certaine estime religieuse qui faisait qu’ils se soumettaient avec joie à son empire, et qu'ils ordonnaient à leurs sujets de célébrer tous les ans des fêtes et des sacrifices en son honneur ; c'est de cette manière que le culte de Jupiter s'est répandu par toute la terre, et l'exemple d'un dieu qui s'est en quelque sorte consacré lui-même a été suivi par tant d'autres qu'enfin tout l'univers s'est rempli de divinités.
Nous savons donc maintenant l'époque de la fausse religion ; car, ou que ce soit Mélissée qui en ait jeté les premiers fondements, ou que ce soit Jupiter, la différence du temps n'est pas fort considérable, et l'erreur pour se faire recevoir ne saurait se prévaloir de son antiquité.
