XV.
Si l'on demande présentement comment Saturne et ses enfants n'étant que des hommes ont été honorés comme des dieux, il est facile de répondre à cela : que s'il est vrai, comme on le suppose, qu'avant Uranus et Saturne la royauté était inconnue aux hommes, qui n'étant encore qu'en petit nombre, vivaient à l'aventure et ne reconnaissaient d'autres lois que celles de l'instinct, qui seul gouvernait alors, il ne faut pas douter que les premiers qui reçurent de ces peuples grossiers le nom et le pouvoir de souverain, n'en reçussent en même temps des honneurs extraordinaires, jusqu'à être appelés dieux par leurs nouveaux sujets : soit pour quelque vertu apparente qui était en eux (n'étant pas difficile d'en imposer à des esprits si peu éclairés), soit que la flatterie commençât dès lors à corrompre les puissances par des louanges outrées, soit enfin que les sujets se fussent laissé corrompre eux-mêmes par les bienfaits de leurs souverains. D'ailleurs, considérant combien ils étaient redevables aux soins que leurs premiers rois avaient pris de les rassembler dans des villes, de les avoir civilisés, d'avoir changé leur vie toute brute et agreste en des mœurs polies et honnêtes, et ne les trouvant plus sur la terre, ils s'avisèrent, pour soulager leur douleur et réparer en quelque sorte leur perte, de les faire revivre dans leurs portraits; et poussant encore plus loin leur amour et leur reconnaissance, il se mirent à honorer leur mémoire d'un culte religieux ; peut-être aussi dans le dessein d'exciter par là leurs successeurs dans leurs États à devenir aussi les héritiers de leurs vertus. C'est ce que Cicéron exprime à peu près dans les mêmes termes: « C'a été, dit-il, en quelque façon un usage reçu de tout temps parmi les hommes, de mettre au nombre des dieux, du moins par les mouvements d'une volonté reconnaissante, ou à l'aide d'une réputation vertueuse, les grands personnages qui par leurs bienfaits ont su gagner le cœur des peuples. » C'est à ce charme des bienfaits qu'un Hercule, qu'un Castor, qu'un Pollux son frère, qu'un Esculape, que tant d'autres, doivent leur divinité. C'est ce qui a fait chez les Romains tant d'apothéoses, et tant de consécrations chez les peuples d'Afrique. Ainsi s'établirent peu à peu les diverses religions. Le culte passa des fils aux neveux, et des neveux à la postérité la plus éloignée.
Il y en avait qui par la grandeur de leurs exploits avaient rendu leur nom si célèbre, qu'ils étaient adorés comme dieux du premier ordre par toutes les nations du monde. Mais ceux dont les vertus moins éclatantes n'avaient eu pour témoins que leurs citoyens, et avaient été renfermées dans l'enceinte d'une ville, ou tout au plus dans les limites d'une province, étaient reconnus pour les dieux d'une province ou d'une ville, et quelquefois d'une nation tout entière. Telle fut Isis parmi les Égyptiens, le dieu Faune chez les Latins, et Quirinus dans Rome. C'est encore ce qui mit Athènes sous la protection de Minerve, Samos sous celle de Junon, et Paphos sous celle de Vénus; c'est ce qui établit le culte particulier de Vulcain à Lemnos, de Bacchus à Naxos et d'Apollon à Delphes. Ainsi, à mesure que cet esprit de reconnaissance se répandait avec la politesse sur la terre, le nombre des dieux augmentait dans le ciel. Mais ce qui contribua beaucoup à l'établissement de cette erreur fut la piété ou superstitieuse ou intéressée des successeurs de ces nouvelles divinités. Car s'imaginant qu'il leur serait glorieux d'avoir un dieu pour père ou pour aïeul, ils furent les premiers à mettre de ces dieux dans leur famille, et ils ordonnèrent ensuite aux peuples qui dépendaient d'eux d'adorer ces idoles de leur vanité. Virgile sera notre garant de ce que nous venons d'avancer. Lorsque après la mort d'Anchise, Énée son fils le mit au nombre des dieux, ce prince troyen dit à ceux qui l'accompagnaient :
Faite les effusions ordinaires devant Jupiter, et invoquez Anchise notre très honoré seigneur et père.
Mais il ne lui donne pas seulement l'immortalité, et il n'en fait pas un dieu oisif, et qui ne soit bon à rien ; pour lui attirer de la considération, il lui donne un pouvoir absolu sur les vents.1 Jupiter reçut les mêmes honneurs divins de quatre dieux subalternes,2 qui à leur tour se les firent rendre avec usure par les pauvres mortels.
Les poètes vinrent ensuite, qui, parmi les égarements de la poésie, mêlèrent des louanges excessives qui mettaient de plain-pied leurs héros dans le ciel. En cela, semblables à ces infâmes flatteurs qui ne rougissent point de donner un encens impur aux crimes des princes. Le mal vint d'abord du côté de la Grèce. Cette nation naturellement légère, et qui sait joindre à cette légèreté une grande facilité à parler et à écrire, fit élever, si j'ose m'exprimer ainsi, une infinité de nuages remplis de fictions et de mensonges qui obscurcirent la vérité. Ce fut donc les Grecs qui les premiers instituèrent des fêtes et des sacrifices à ces dieux de leur façon, et firent ensuite passer chez les autres peuples ce culte sacrilège. C'est cette institution vaine et ridicule qui anime contre eux le zèle de la sibylle et qui lui fait adresser à la Grèce ces paroles :
O aveugle Grèce, pourquoi mets-tu ta confiance dans tes princes ? Que te sert d'offrir à des morts insensibles et sourds tes présents et les vœux ? Apprends que les dieux auxquels tu sacrifies, ne sont que de vaines idoles. Qui t'a fait tomber dans une erreur si déplorable, que d'abandonner le vrai Dieu pour courir après des dieux imaginaires ?
Cicéron, qui n'est pas seulement un orateur parfait, mais encore un excellent philosophe, puisqu'il est le seul qui s'est conformé en toutes choses aux sentiments de Platon, Cicéron, dis-je, dans le discours qu'il a composé pour se consoler lui-même de la mort de sa fille, ne fait point de difficulté d'avouer que les dieux que Rome adorait n'avaient été que des hommes. Et ce témoignage est d'autant plus important, qu'il est rendu par un homme revêtu de la dignité d'augure, et qui confesse ingénument qu'il les adore avec le peuple. Et certes, en nous apprenant que, pour donner quelque soulagement à sa douleur, il a résolu de consacrer l’image de sa fille de la même manière que celles des premiers dieux furent consacrées, il nous apprend la mort de ces dieux, le motif de leur consécration, et l'origine du culte qu'on leur rend. « Lors donc, ajoute-t-il, que nous voyons cette multitude de dieux de l'un et de l'autre sexe, et que nous rencontrons à chaque pas, soit dans les villes, soit à la campagne, les temples que la religion leur a élevés, reconnaissons du moins que nous devons à leurs soins officieux, à leur prudence consommée, et à l'excellence de leur esprit, les sages lois qui nous gouvernent, et l'extrême politesse qui nous distingue des peuples barbares. Que s'il fut jamais quelque créature digne des honneurs divins, sans doute c'est l'admirable personne dont je pleure la perte; et si on les a accordés à la postérité de Cadmus, ou à celle d'Amphion et de Tindare, qui peut te les refuser, ô ma fille! Reçois-les donc de moi, et attends-les de toute la terre, après qu'avec la permission des dieux immortels, j'aurai consacré ta mémoire, et que je t'aurai donné parmi eux une place, que la bonté de ton cœur et les lumières divines de ton esprit t'ont si bien méritée. » Quelqu'un dira peut-être que l'excès de la douleur faisait écrire à Cicéron tant d'extravagances; mais si l'on considère que tout ce discours3 est rempli d'une doctrine sublime, d'exemples choisis, et de toutes les sortes d'ornements que fournit l'éloquence, on changera de sentiment, et on demeurera d'accord que ce n'est point l'ouvrage d'un esprit accablé de tristesse et que le chagrin affaiblit, mais d'un homme qui parle de sens rassis, et qui fait paraître partout une fermeté et une constance digne d'un grand philosophe. Et je ne saurais m'imaginer qu'il y ait pu mettre tant de variété, une abondance si fleurie, et des ornements si recherchés, si la raison, ses amis et le temps n'eussent adouci sa douleur, et n'eussent rendu son affliction moins vive et moins sensible.
Mais ce qui doit nous convaincre qu'il parle ici de sang-froid et avec réflexion, c'est que partout ailleurs il tient le même langage, dans ses livres de la République, dans celui de la Gloire, et particulièrement dans celui des Lois.
Car après avoir, à l'imitation de Platon, établi des lois pour une république bien policée, lorsqu'il vient à parler de la religion, voici ce qu'il en dit : « Qu'on honore les dieux, soit qu'ils soient originaires du ciel, soit qu'ils y aient été reçus pour leur vertu; tels que sont Hercule, Esculape, Quirinus, etc. » Et dans ses Tusculanes il avance hardiment que le genre humain remplit le ciel de toutes parts. « Si je voulais, dit-il, fouiller dans l'antiquité, et surtout dans les monuments que nous ont laissés les Grecs, il ne me serait pas difficile de montrer que les dieux des nations les plus anciennes ont eu même origine que nous, et ne sont montés au ciel qu'après avoir longtemps demeuré sur la terre. Combien la Grèce montre-t-elle de tombeaux qui ont été dressés à ces hommes divins? Ouvrez les livres sacrés, vous qui êtes initiés aux mystères, et vous connaîtrez que le ciel est redevable à la terre de presque tous ses dieux. » Il confirme encore la même chose par la bouche d'Atticus, avec cette différence que lorsqu'il parle d'Hercule, d'Esculape, de Castor, de Pollux, il soutient sans hésiter qu'ils ont été des hommes. Mais quand il vient à parler de Jupiter, d'Apollon, de Neptune, et des autres dieux qu'il appelle les dieux des nations, il ne propose son sentiment qu'en tremblant, et on voit bien qu'il craint de se commettre ou avec le peuple, ou avec les ministres de la religion. Mais enfin il nous fait assez entendre que Jupiter même et les dieux anciens doivent être compris dans cette notion générale qu'il nous donne de la manière dont s'est faite la consécration des autres. Et il est aisé de conclure de ce qu'il nous dit, que si les peuples ont fait leurs dieux par le même motif qu'il a eu de faire sa fille déesse, cette impiété trouverait peut-être quelque excuse dans la douleur, mais qu'il n'y en peut avoir pour la fausse prévention.
Et certainement il faut avoir perdu la raison pour croire que le ciel s'ouvre selon le bizarre caprice d'une multitude insensée afin de recevoir ceux qu'il lui plaît d'y faire monter, ou qu'un homme puisse conférer à un autre homme la divinité qu'il n'a pas. A qui, par exemple le dieu Jules4 est il redevable de la sienne, sinon au plus scélérat de tous les hommes, à un Antoine ? et le dieu Quirinus ne serait encore aujourd'hui que Romulus, si des bergers5 ne s'étaient avisés d'en faire un dieu Cependant l'un6 est le meurtrier de son frère et l'autre7 de sa patrie. Et si le hasard n'avait donné cette année-là le consulat à Marc Antoine, César, tout dieu qu'il est maintenant, aurait été privé des honneurs funèbres qu'on rend aux hommes,8 bien loin d'avoir reçu ceux qu'on ne défère qu'aux dieux.
Pour Romulus, ce fut la douleur que le peuple romain ressentit de sa perte qui lui fit ajouter foi à Julius Proculus, qui, gagné par les sénateurs, protesta avec serment que ce roi lui était apparu tout brillant de gloire, et qu'il lui avait ordonné de dire de sa part à ses chers Romains de lui bâtir un temple sous le nom de Quirinus. Ce rapport de Proculus mit Romulus dans le ciel, et déchargea le sénat du soupçon de sa mort.
Poscamus ventos. (Virgile.) ↩
Pan, Bacchus, Apollon et Mercure. ↩
La pièce entière de la Consolation sur la mort de sa fille. ↩
Jules César. ↩
Il appelle ainsi les premiers Romains, qui en effet n'étaient qu'une troupe de bergers rassemblés par Romulus aux environs d'Albe, et dont il fit les premiers citoyens de cette superbe république. ↩
Romulus tua Rémus son frère. ↩
Jules César. ↩
Lucius César voulut empêcher qu'on ne fît ses funérailles, et le consul Dolabella renversa une colonne sur laquelle on avait gravé son épitaphe. ↩
