VI.
Venons maintenant aux preuves divines : mais avant que d'en faire voir la certitude et l'évidence, examinons-en une qui n'est pas à mépriser, soit à cause de son ancienneté qui l'a en quelque sorte consacrée, soit parce que celui qui nous la doit fournir a été mis lui-même au rang des dieux. Nous lisons donc dans Cicéron, que le souverain pontife Cotta, disputant de la religion contre les stoïciens et expliquant les divers sentiments qui partagent les philosophes touchant le nombre et la nature des dieux, dit, que l'antiquité avait reconnu cinq différents Mercures: et après avoir raconté l'histoire des quatre premiers, il vient aux aventures du cinquième. Ce fut celui qui, ayant tué Argus, chercha dans l'Egypte un asile contre le ressentiment de Junon. Pendant le séjour qu'il y fit, il donna aux Égyptiens la connaissance des lettres, et leur dicta des lois; et ces peuples par reconnaissance donnèrent son nom1 au premier mois,2 bâtirent en sa mémoire une ville que les Grecs appellent encore aujourd'hui Hermopolis,3 et lui rendirent tous les honneurs qu'on ne rend qu'à la divinité. Quoique ce prétendu dieu des Saïtes4 ne fût en effet qu'un homme, ce fut un homme extraordinaire : il rassembla en lui tout ce que la nature et l'art peuvent produire de lumières, et il posséda dans un degré si éminent les connaissances acquises et infuses, qu'elles lui méritèrent le glorieux nom de Trismégiste.5 Il écrivit plusieurs livres des choses qui concernent la religion. Il y établit la grandeur, la souveraine puissance et l'unité de Dieu, et il lui donne, comme nous, le nom de Dieu et de Père. Mais afin de réprimer la curiosité peu religieuse de ceux qui voudraient savoir son véritable nom, il soutient qu'il n'en doit point avoir à cause de son unité. Car voici ses propres termes : « Dieu est un; or ce qui est un n'a pas besoin de nom : Dieu est celui qui est, voilà son nom. Dieu est donc sans nom parce qu'il est seul, et que les noms ne sont nécessaires que lorsqu'il y a nombre ; ils ne servent enfin qu'à empêcher la confusion qui se rencontrerait dans la pluralité, si l'un n'était distingué de l'autre par un nom particulier. »
Il faut maintenant parler des livres que les sibylles ont laissés; nous y trouverons, sur la vérité que nous voulons établir, des preuves plus certaines et qui ne seront pas sujettes aux défauts de celles que nous avons produites jusqu'ici ; car nos adversaires refuseront peut-être d'ajouter foi aux poètes, parce que la perfection de leur art consiste à feindre et à rendre le mensonge vraisemblable, et ils ne croiront pas non plus devoir déférer à l'autorité des philosophes, parce qu'étant des hommes, ils peuvent se laisser surprendre à l'erreur ou à l'apparence.
Varron, qui pour sa profonde érudition ne vit aucun parmi les Grecs qui ne lui cédât, ni aucun des Romains qui osât l'égaler, ce savant homme, dis-je, dans son Traité des Choses Divines qu'il adresse à Caïus César, souverain sacrificateur, venant à parler des fonctions des quindécemvirs, qui sont préposés à la garde des livres sibyllins, prétend que ce nom ne fut pas donné à ces livres sacrés pour avoir été l'ouvrage d'une seule sibylle ; mais que les anciens ayant ainsi nommé toutes les femmes qui paraissaient remplies de l'esprit de prophétie ou agitées de la fureur poétique, tout ce que ces femmes inspirées prononçaient reçut le nom d'oracles sibyllins, et elles celui de sibylles, ou du nom de celle qui prophétisait à Delphes, ou plutôt parce qu'elles passaient pour être les interprètes des volontés divines, le nom de sibylle étant composé de deux mots qui signifient, en langue éolienne, les desseins des dieux. Au reste, on en compte dix, et Varron rapporte leurs noms sur la foi des auteurs qui en ont parlé : la première parut dans la Perse : Nicanor, qui a écrit l'histoire d'Alexandre, en fait mention ; la seconde, selon Euripide, dans son prologue de Lamia, était originaire de la Libye; la sibylle de Delphes, au rapport de Chrysippe, dans son Traité sur la Divination, était la troisième ; celle de Cumes était la quatrième : le poète Nævius et l'historien Pison en parlent, l'un dans son poème de la guerre de Carthage et l'autre dans ses Annales. L'Érythréenne fut la cinquième; Apollodore d'Erythrée la fait citoyenne de la même ville que lui. Ce fut elle qui, voyant partir les Grecs pour Troie, leur prédit la ruine de cette ville, et dit qu'Homère ferait un poème qu'il remplirait de fictions et de mensonges. Samos donna le nom et la naissance à la sixième ; les Annales de cette île par Ératosthène en conservent la mémoire. La Cumane, nommée Amalthée par Damophile et par Hérophile, est la septième ; cette sibylle, si célèbre dans l'histoire romaine, vivait sous le règne du premier des Tarquins; elle lui apporta un jour neuf volumes, elle lui en demanda trois cents pièces d'or. Le roi, indigné de la hardiesse de cette femme, ou étonné de sa folie, ou plutôt effrayé de la grandeur du prix qu'elle mettait à ses livres, la rebuta; mais elle, sans s'émouvoir, en brûla trois, et demanda la même somme pour les six qui restaient; Tarquin, surpris et irrité tout ensemble d'un procédé si nouveau, la traita encore plus rudement, ce qui l'obligea à en brûler trois autres. Le roi, ému de crainte, et peut-être touché de curiosité, voyant qu'elle persistait toujours à demander les trois cents pièces d'or, les lui fit compter sur l'heure, et fit mettre dans le Capitole les trois livres qui s'étaient sauvés du feu et de l'avarice de la sibylle. Leur nombre fut dans la suite beaucoup augmenté de ceux que plusieurs villes de Grèce et d'Italie envoyèrent à Rome; et on rassemblait avec soin tout ce qui portait le nom de sibyllin, ou qui paraissait en avoir le caractère. La huitième fut nommée l'Hellespontique ; elle était née dans les champs de Troie, au bourg de Marpesse, près de la ville de Gergithium; elle prophétisa sous le règne de Cyrus, et du temps de Solon, si nous en croyons Héraclide. La neuvième était de Phrygie, et publia ses prophéties à Ancyre. La dixième et dernière fut la Tiburtine; elle se nommait Albunée, et on lui avait dressé un autel sur le bord de l'Anio. On dit même que son image tenant un livre à la main fut trouvée au fond de ce fleuve, et que le sénat ordonna qu'elle fût transférée au Capitole pour y recevoir les honneurs divins.
Les livres des sibylles sont entre les mains de tout le monde, hors ceux de la sibylle de Cumes, dont les Romains font un grand mystère, n'étant permis qu'aux quindécemvirs, dont nous avons parlé, de les voir et de les lire. Chacun de ces livres est appelé le Livre de la sibylle, sans que l'on puisse bien discerner de laquelle des dix chaque livre est en particulier ; la seule sibylle d'Erythrée se nomme au commencement du sien ; elle déclare que, quoiqu'elle soit née à Babylone, elle prend toutefois le nom d'Érythréenne. Elle rendit ce nom célèbre dans la suite par la noblesse de ses expressions et par la sublimité des choses qu'elle prédit ; car quoique ses autres compagnes aient publié d'une commune voix l'unité de Dieu, celle-ci le fait d'une manière plus relevée et plus digne de la majesté de celui qu'elle annonce. Voici ce qu'un auteur très exact, Fenestella, rapporte d'elle au sujet des quindécemvirs : il dit que le Capitole ayant été rebâti sous le consulat de Curion, après un incendie qui n'en avait fait que des ruines, ce premier magistrat de la république proposa au sénat d'envoyer à Erythrée quelques personnes de considération pour faire une recherche des livres de la sibylle et les faire transporter à Rome. Le sénat députa pour cet effet trois personnes de probité,6 qui retournèrent chargés de mille vers qu'ils avaient eu soin de tirer de l'original avec beaucoup de fidélité et d'exactitude. Varron raconte la chose dans les mêmes termes. Voici donc de quelle manière cette sibylle parle de Dieu dans ses vers :
Il n'y a qu'un Dieu, dont la grandeur est infinie, et l'essence incréée.
Dieu est seul, infiniment élevé au-dessus des autres êtres : il a créé le ciel et les astres, la terre et les arbres qu'elle porte; la mer et les eaux qui s'y précipitent.
Peuples, adorez ce Dieu, qui est un seul, rendez-lui l'honneur qui lui est dû comme au maître du monde ; il est seul de toute éternité, et il sera seul dans toute l'éternité.
Une autre sibylle fait parler Dieu de cette sorte.
Je suis le Dieu unique, et il n'y en a point d'autre que moi.
Ces témoignages doivent suffire pour notre dessein ; mais l'occasion se présentera peut-être d'en parler encore ; et nous achèverons alors de rapporter les témoignages des autres sibylles. Au reste, puisque nous avons entrepris de défendre la vérité contre ceux qui la combattent sans la connaître, et qui fuyant la lumière de la véritable religion aiment à demeurer dans les ténèbres de celle où ils sont nés, de quelles plus fortes preuves pourrions-nous nous servir pour les détromper, que de celles que leurs propres dieux nous fourniront ?
