III.
Ne différons donc plus d'entrer en matière, et commençons par cette question qui, dans l'ordre, ne devrait être que la seconde ; savoir, si le monde est gouverné par une seule divinité ou par plusieurs. Nous n'estimons pas qu'il puisse y avoir un seul homme, s'il se sert de son esprit pour penser et de sa raison pour former un raisonnement, qui ne comprenne par cet unique secours qu'il tire de la nature, qu'il n'y a qu'un Dieu qui soit l’auteur de toutes choses, et qui les conserve par la même puissance qui les a créées. Car quel besoin y a-t-il d'en admettre plusieurs? Est-ce qu'un seul n'a ni assez de tête ni assez de force pour un emploi si vaste et si pénible? Peut-être que les forces de plusieurs unies ensemble pourront suppléer à la faiblesse d'un seul. C'est sans doute ce que s'imaginent ceux qui veulent établir la pluralité des dieux : ils les croient faibles et incapables de soutenir un si pesant fardeau, sans le secours mutuel et charitable qu'ils reçoivent l'un de l'autre. Mais comment cette puissance peut-elle s'accorder avec la nature de Dieu qui renferme en soi une puissance infinie? Il n'y a donc qu'un Dieu dont la puissance est sans bornes et la force sans faiblesse. Car cela seul peut-être appelé infiniment solide, qui ne peut rien perdre, et infiniment parfait, qui ne peut rien acquérir. Qui doute qu'un roi à qui toute la terre serait soumise n'eût un pouvoir d'une plus grande étendue que si cet empire était partagé entre plusieurs rois? Il en sera de même de l'empire de l'univers, si on le partage entre plusieurs divinités. Or comme il est certain qu'un pouvoir infini ne peut résider que dans un être qui est en toutes choses et en qui toutes choses sont, si la divinité n'est unique, en qui trouvera-t-on ce pouvoir? Sera-ce dans des divinités subalternes, qui le divisant entre elles, détruisent entièrement sa nature? Ces petits dieux qu'on se figure n'auront en particulier qu'un pouvoir fort limité, parce qu'il manquera à chacun ce qui sera dans tous les autres; et plus leur nombre sera grand, moins ils auront de pouvoir. Bien plus, cette souveraine puissance ne peut souffrir la moindre division; car tout ce qui peut être divisé, peut être altéré. Or Dieu étant incorruptible ne peut souffrir aucune altération : concluons donc que la puissance de Dieu, qui n'est point distincte de Dieu même, ne saurait être divisée. Et certes celui-là est dans une erreur grossière, qui ne peut s'imaginer qu'un corps d'une si grande étendue que le monde, puisse être régi par un seul : il ignore l'immensité de la puissance divine, s'il croit que celui qui l'a créé sans aide en ait besoin pour le gouverner. Mais peut-être voudra-t-on encore nous contester ce point. Un seul n'a pu construire une machine composée de tant de ressorts si justes, et qui ne se dérangent jamais; assembler tant de différents corps pour n'en former qu'un ; les maintenir tous dans une concorde admirable, y mettre tant d'ornements qui surprennent par leur variété, et par la merveilleuse proportion qui se trouve entre eux; il faut nécessairement, dira-t-on, que plusieurs aient mis la main à un si bel ouvrage. Et moi je soutiens qu'un seul en est l'auteur. Imaginez dans vos dieux telle grandeur qu'il vous plaira; multipliez-en le nombre à proportion du besoin que vous croyez en avoir pour un édifice si considérable; mettez dans chacun d'eux tant de puissance, de vertu, de sagesse, de majesté, que vous voudrez: je réunirai tout cela dans un seul, et je vous soutiendrai, de plus, qu'il y en a une infinité de fois davantage qu'il n'est possible de le dire ni de le penser. L'esprit humain n'a point d'idée, quelque élévation qu'il lui veuille donner, qui puisse représenter l'ombre seule de cette divine intelligence: comment en pourrait-il soutenir l'éclat? La langue n'a point de parole, quelque énergique qu'elle soit, qui puisse expliquer le moindre des effets qui partent de cette divine puissance : comment en pourrait-elle exprimer l'étendue? Je sais qu'on peut encore nous opposer que tous ces dieux, considérés chacun en particulier, sont aussi grands que le seul Dieu que nous reconnaissons: mais il n'est rien de moins juste que cette pensée; car il faut de nécessité que le pouvoir de ces dieux soit borné : si l'un d'eux veut tant soit peu étendre le sien, il ne le peut qu'il ne rencontre un de ses collègues et qu'il ne le chasse du poste qu'il occupait. Peut-on appeler divin un pouvoir qui se trouve enfermé dans de certaines limites? Quel dieu! à qui l'on prescrit, pour ainsi dire, une sphère d'activité, hors laquelle il ne lui est plus permis d'agir! Mais ils ne prévoient pas, ces partisans de la pluralité des dieux, qu'il peut arriver qu'ils se trouvent de sentiments opposés, comme il arriva en effet durant la guerre de Troie (du moins si nous en croyons Homère); car les uns voulant la ruine de cette ville, et les autres au contraire la voulant sauver, ils en vinrent aux mains, et ce différend pensa avoir de fâcheuses suites pour la céleste république. Les conséquences en seraient incomparablement plus dangereuses dans le gouvernement du monde. Et voyez à quoi il serait réduit, et quel désordre ce serait dans la nature, si, par exemple, l'un de ces dieux ayant destiné une certaine quantité de pluie douce pour arroser la terre et la rendre féconde au printemps, il prenait fantaisie à un autre dieu d'envoyer de la neige? Il est donc constant que le monde ne peut être gouverné que selon la suprême volonté d'un seul, comme une armée ne saurait subsister que sous les ordres d'un seul général ; vouloir enfin admettre plusieurs dieux dans le gouvernement de l'univers, n'est pas moins contraire au bon sens et à la raison, que d'introduire dans le corps humain plusieurs âmes pour conduire et régler les mouvements de ce petit monde, dont la structure n'est peut-être pas moins admirable que celle du grand : en sorte qu'une âme régirait les passions, une autre âme ferait agir les membres, chacun suivant les fonctions auxquelles il est destiné: celle-ci appliquerait les sens à leurs objets, celle-là fournirait les esprits et les enverrait aux endroits où ils sont nécessaires; une autre enfin ferait jouer tous les ressorts qui entretiennent la vie, et qui font subsister la machine. Si donc une âme peut seule gouverner le corps qu'elle anime, pourquoi ne veut-on pas qu'un Dieu puisse seul gouverner le monde qu'il a créé ? D'ailleurs, si l'on prétend que tous ces dieux, dans l'exercice de leurs emplois, reçoivent les ordres de l'un d'entre eux, qui soit comme leur chef, ce ne seront plus des dieux, mais les officiers et les ministres de celui qui leur commande, qui prescrit à chacun ce que chacun doit exécuter, qui distribue les charges, en un mot qui est celui à qui les autres obéissent. Si l'égalité ne se rencontre point entre eux, ni la divinité non plus, le commandement absolu exclut toute obéissance ; or le nom de Dieu est un nom de puissance absolue.
