XI.
Et l'on pourra croire que celui-là règne dans le ciel, qui ne mérite pas même de régner sur la terre. Un poète grec nous a laissé une fable ingénieuse, où il décrit d'une manière fort agréable le triomphe de l'amour.1 Car après avoir fait le détail de toutes les victoires qu'il a remportées sur tous les dieux et Jupiter en particulier, il le représente sur un char, enchaîné, qui marche devant le vainqueur, suivi de tous les dieux chargés de fers comme lui. Ce n'est qu'une fiction, mais on peut dire qu'elle approche fort de la vérité ; car tout homme qui renonce à la vertu, et qui se laisse vaincre par une passion criminelle, devient l'esclave infortuné, non de Cupidon, comme feint notre poète, mais de la mort éternelle. Mais laissons là la moralité, et développons ce mystère d'iniquité et d'horreur; ôtons enfin le voile à la superstition, et que les hommes frémissent à la vue de l'état déplorable, où une malheureuse prévention les a retenus jusqu'ici.
C'est une créance commune et universellement répandue parmi les hommes, que Jupiter règne dans le ciel, et les sages semblent être en cela d'accord avec le peuple. Tout contribue à former ce préjugé dans les esprits : les temples, les images, les hymnes, les prières, enfin tout le culte extérieur de la religion. Cependant on convient qu'il est fils de Saturne et de Rhéa. Comment concilier une chose si opposée? Et comment peut-il avoir créé les hommes, s'il y a eu des milliers d'hommes avant lui. Du moins ne peut-on nier que ceux qui vivaient sous le règne de son père ne l'aient précédé dans le monde. On voit un dieu qui règne dans les premiers siècles; on en voit un autre qui dans les siècles suivants lui succède : il se peut donc faire qu'un troisième vienne encore après celui-ci; et si le monde a pu changer de maître, on peut raisonnablement présumer qu'il en peut encore changer. Dira-t-on que Saturne a bien pu avoir un fils plus grand que lui, mais que la même chose ne saurait arriver à Jupiter: pourquoi? Si ce beau royaume a bien pu passer du père au fils, quel inconvénient trouve-t-on à croire qu'il ne puisse passer du fils à son successeur ? Si Saturne a vu tomber sa couronne sur la tête de Jupiter, quel privilège aura celui-ci de conserver toujours la sienne ? Que dis-je, il l'aurait déjà perdue, si le désir de régner n'eût été plus fort en lui que n'était l'amour. On sait à quel excès cette passion l'a si souvent porté, qu'il n'a respecté ni l'état de la virginité, ni celui du mariage: déesses ou mortelles; libres ou esclaves ; sur le trône ou dans une cabane : tout a eu le don de lui plaire, tout a ressenti les effets de cette furieuse passion. La seule Thétis2 fut assez heureuse pour s'en garantir; un oracle rendu à propos la mit à couvert de cet horrible débordement. Cet oracle portait que le fils qui naîtrait de l'un et de l'autre détrônerait son père. La menace était forte; elle ralentit l'amour du dieu et sauva l'honneur de la déesse. Si Thémis ne l'eût charitablement averti par cet oracle de ce qui lui arriverait, s'il contentait sa passion, il allait sottement s'ôter lui-même le sceptre de la main ; il se donnait un successeur à l'empire de l'univers, et il vengeait, sans y penser, son père Saturne. Mais quel besoin avait-il qu'un autre lui révélât l'avenir, qu'était devenue sa prescience ; quel dieu ! qui ne saurait prévoir sa destinée! outre qu'il parut en cette rencontre se défier de lui-même. S'il eût cru être le plus grand et le plus puissant des dieux, aurait-il appréhendé d'en mettre au monde un plus puissant que lui?
C'est une chose encore assez plaisante de l'entendre jurer par le Styx.
Les dieux, dit un poète, observent en cela une superstition vaine et ridicule, qu'ils ont reçue par une espèce de tradition.
Mais de qui l’ont-ils reçue? Il y a donc une puissance supérieure, qui punit le parjure dans les dieux. Mais s'ils sont immortels, qu'ont-ils à craindre? Il n'y a que de pauvres mortels qui doivent appréhender la vue de ces eaux infernales. O hommes ! pourquoi levez-vous les yeux au ciel, pour prendre les dieux à témoin de vos serments ? Ne voyez-vous pas ces mêmes dieux, qui, pour confirmer les leurs, s'abaissent jusqu'aux enfers, et y trouvent un objet de vénération et de crainte. Ce sont les Destinées auxquelles tous les dieux obéissent, et Jupiter lui-même. Si donc les Parques3 sont plus puissantes que tous les dieux ensemble, pourquoi reconnaissons-nous un pouvoir limité, et que ne nous soumettons-nous plutôt a une puissance souveraine et absolue que les dieux sont forcés de reconnaître? Car qui doute que qui se soumet à la loi ne soit inférieur à celui qui donne la loi? Celui-là seul est tout-puissant qui fait la destinée, et ne lui obéit pas. Revenons maintenant à ce que nous n'avons fait que toucher en passant.
Il est certain que Jupiter aimait passionnément Thétis; mais il fallut se contraindre, il fallut se priver d'un plaisir qui devait lui coûter si cher, et la crainte le rendit chaste, ce que jusque alors la vertu n'avait pu faire. Mais avouons que cette crainte est moins d'un dieu que d'un homme mortel, d'un homme faible, d'un homme qui a toujours présent le souvenir du péril qu'il a couru autrefois de perdre la vie au moment où il la recevait, et d'être enveloppé dans la même infortune que son frère,4 qui sans doute ne lui aurait pas cédé l'empire s'il eût vécu. Pour lui, on sait qu'il se sauva heureusement des dents meurtrières de son père, encore toutes teintes du sang de ses frères; on sait qu'il fut élevé en secret par de certains solitaires du mont Ida,5 qui lui donnèrent un nom qui exprime également le feu et la vie : non qu'il soit animé d'un feu céleste et divin, ni encore moins que ce soit lui qui donne la vie à tout ce qui respire, ce qui n'appartient qu'à Dieu seul, mais à cause qu'il fut le premier des fils de Saturne à qui le destin conserva la vie. Les hommes auraient donc pu avoir un autre maître, si la tromperie que Rhéa fit à son mari Saturne6 ne leur eût donné Jupiter. Mais enfin tout cela n'est que pure fiction; ce sont d'agréables imaginations et des ornements empruntés, dont les poètes se sont servis pour parer les éloges des hommes illustres qu'ils avaient entrepris de louer, et ils n'ont pas cru le pouvoir faire d'une manière plus obligeante, ni qui fût plus digne de leurs héros, qu'en les faisant passer pour des dieux. Ainsi, l'on peut dire que tout ce qui est rapporté de leurs actions est vrai, si on ne les considère que comme des hommes; mais que tout est feint et supposé, dès qu'on les regarde comme des dieux. C'est ce qu'il est facile de faire voir par plusieurs faits que nous allons rapporter.
Jupiter, prêt à remporter sur Danaé une indigne victoire, fait briller à ses yeux un grand nombre de pièces d'or. Danaé, éblouie de leur éclat, se rend, et reçoit en même temps le prix honteux de sa prostitution. Cela est simple, mais historique, et voici ce que les poètes y ont mis du leur. Voulant conserver à leur héros le rang qu'ils lui avaient procuré parmi les dieux, ils ont emprunté de leur art des couleurs pour donner à cette action, fort commune d'elle-même, un air de mystère et de prodige. Ils ont donc feint que Jupiter était descendu dans le sein de Danaé en pluie d'or, qui ne leur a pas plus coûté que la pluie de fer qu'ils font tomber sur une armée, pour exprimer une grande quantité de dards et de flèches.
C'est à la faveur de cette même figure poétique que Jupiter se change en aigle pour ravir Ganymède, ou en taureau pour enlever Europe. Une troupe de soldats qui avaient un aigle sur leur drapeau, un navire qu'on nommait le Taureau, ou qui en portait un sur sa poupe: voilà la figure dévoilée et réduite à sa signification naturelle.
On peut dire la même chose d'Io, la fille d'Inachus, qui fut changée en génisse, disent les poètes, pour éviter, sous cette forme empruntée, la colère de Junon, et qui, ayant traversé un grand espace de mer, se sauva en Egypte, où, après avoir repris sa première figure et sa première beauté, elle reçut de la libéralité des Égyptiens le titre de déesse, et le nom d'Isis.7 Mais quelle preuve, nous dira-t-on, avez-vous de ce que vous avancez? Celle que nous tirons des fastes et des archives publiques, où il est ordonné aux peuples de célébrer tous les ans une fête en mémoire de l'heureuse navigation d'Isis ; ce qui marque qu'elle n'a pas traversé la mer à la nage, mais dans un vaisseau. Qu'on ne s'imagine pas au reste que les poètes aient inventé le corps de l'histoire et les principales circonstances des événements qu'ils racontent : ils ne font souvent que changer le lieu de la scène, et faire arriver dans le ciel ce qui s'est passé fort simplement sur la terre; ou bien ils ajoutent quelque épisode; ou enfin, ils ornent leur sujet de couleurs qui le déguisent, le fardent et le rendent méconnaissable. Et qu'on ne les accuse pas pour cela d'avoir eu un dessein formel d'imposer aux peuples; tout ce qu'ils prétendaient n'était que de rendre la mémoire de ceux dont ils décrivaient les aventures plus respectable aux hommes, en la revêtant, pour ainsi dire, des dehors et des apparences de la divinité. Et c'est ce qui a surpris la créance des peuples; ils ont reçu comme des vérités ce qui n'était que d'ingénieux mensonges ; et ignorant les lois de cet art imposteur, et jusqu'où la licence poétique peut légitimement pousser la fiction, ils ont adoré comme des dieux ce qui ne l'était en effet que dans l'imagination du poète. Ils se sont laissé abuser avec d'autant plus de facilité, que tout ce qui était l'objet de leur foi n'était pas fabuleux : la vérité, comme nous l'avons déjà remarqué, était mêlée avec la figure ; car le devoir du poète n'est pas d'inventer tout son sujet, cela serait trop grossier, il consiste à embellir celui qui lui est offert.
Mais rendra-t-on les poètes seuls coupables de la superstitieuse crédulité des hommes? Les peintres et les statuaires y ont sans doute aussi beaucoup contribué, et leur art n'est pas moins sujet à imposer. C'est cet art qui a placé dans les temples ces figures si peu propres à inspirer la piété, ces représentations indécentes. Car si ce Jupiter que vous adorez est véritablement un dieu, pourquoi offrez-vous à notre culte d'autres images avec la sienne? Que font là autour de lui toutes ces femmes, qui ne servent qu'à nous donner un souvenir plus présent et plus vif de ses honteuses dissolutions. Pourquoi tant de vérité dans la preuve de son sexe ? Ne voyez-vous pas que les pierres mêmes publient que votre dieu n'est qu'un homme.
Les poètes, disent-ils, font profession ouverte de mentir. D'où vient donc qu'ils leur ajoutent foi ; mais plutôt ils font voir eux-mêmes que les poètes n'ont pas imposé; car quand il est question de représenter les dieux, la diversité des sexes est parfaitement marquée dans leurs œuvres, d'où il résulterait que les poètes n'ont rien dit que de vrai. Que signifient, de grâce, ce jeune enfant et cet aigle, aux pieds de votre dieu? Sont-ce des monuments de sa gloire? Et n'accuserez-vous point aussi les poètes de les y avoir placés? Cependant tout cela devient l'objet de votre dévotion. Nous l'avons déjà dit, et nous le répétons, les poètes n'ont pas tout inventé. Ils se sont seulement servi de voiles pour cacher la vérité, soit qu'ils aient prétendu par là augmenter dans les esprits le désir de la connaître, soit qu'ils aient voulu en dérober la connaissance au peuple. C'est ce qu'on peut remarquer dans ce célèbre partage du monde entre les trois fils de Saturne, où le sort adjugea le ciel à Jupiter, la mer à Neptune et les enfers à Pluton. Pourquoi n'est-il point parlé là de la terre? c'est que ce partage se passa sur la terre. Ce qui est vrai, c'est que ces trois frères partagèrent la terre entre eux: que Jupiter eut pour lui l'Orient, que les poètes nommèrent le Ciel, parce que le jour et la lumière nous viennent de ce côté là ; que Pluton eut l'Occident, appelé les enfers par les mêmes poètes, à cause que la nuit et les ténèbres s'y forment après le coucher du soleil ; et que la mer échut à Neptune, à peu près de la même manière qu'elle échut à Pompée, lorsque le sénat, par un décret, lui en donna le commandement, et lui enjoignit d'arrêter les courses des pirates et d'en nettoyer les côtes. On nous demandera sans doute sur quoi nous fondons cette interprétation: nous répondrons que c'est sur d'anciens mémoires. Evhémère nous les fournira; c'est un auteur digne de foi, et qui vivait il y a plusieurs siècles. Il a écrit l'histoire de Jupiter et des autres dieux, et il l'a composée des inscriptions et des autres monuments sacrés, qui se voyaient de son temps dans de vieux temples, et particulièrement dans celui de Jupiter Triphyllien, où on lisait sur une colonne les exploits glorieux de ce roi du ciel. Il paraissait même par l'inscription qu'il se l'était lui-même dressée pour conserver la mémoire de ses belles actions, et les faire passer jusqu'à la postérité la plus éloignée. Ennius nous a donné cette histoire en latin : voici ce qu'il en dit. « Jupiter, dit-il, laissa à Neptune l'empire de la mer, c'est-à-dire qu'il lui confia le gouvernement des îles et des côtes. » Ce qui peut encore avoir donné lieu d'appeler Jupiter roi du ciel est la signification équivoque de l’Olympe, qui tantôt est pris pour une montagne, et tantôt pour le ciel; car il paraît, par l'histoire que je viens de citer, que Jupiter demeurait sur le mont Olympe. « En ce temps-là (continue l'historien) Jupiter passait une partie de l'année sur l'Olympe, et il y rendait la justice à ses sujets. Il avait pareillement ordonné que ceux qui auraient fait quelque nouvelle découverte, soit dans la nature, soit dans les arts, qui fût utile au public, eussent à lui en venir rendre compte en ce lieu. »
C'est donc ainsi, comme nous l'avons déjà dit plusieurs fois, que les poètes se servent de figures pour exprimer leurs pensées d'une manière plus noble et plus agréable. Ceux qui ignorent ces secrets de l'art regardent les poètes comme des imposteurs et des sacrilèges. Et c'est aussi ce qui a trompé plusieurs philosophes, qui, considérant que ce qui se publiait de l'homme ne pouvait convenir au dieu, se sont imaginé qu'il y avait eu deux Jupiter, l'un réel et l'autre fabuleux. Ils voyaient clairement que celui dont parlent les poètes n'avait jamais été qu'un homme; et cependant entraînés par la multitude et par les préjugés, que l'esprit ne reçoit que trop facilement en matière de religion, ils donnèrent à un homme le nom de dieu, et le fils de Saturne et de Rhéa devint, du consentement de ces grands génies, le maître du ciel et de la terre.
Il y en a qui tâchent de défendre l'erreur où ils sont engagés par une seconde erreur. « Nous sommes, disent-ils, convaincus qu'il n'y a qu'un Dieu; nous l'adorons de tout notre cœur, et nous n'adorons que lui ; mais ce Dieu, nous l'appelons Jupiter. » Qu'y a-t-il de moins juste que ce raisonnement ? Et ne sait-on pas que le culte de Jupiter enferme aussi celui de sa femme et de sa fille ; que ce dieu a un ménage complet, et une famille à laquelle il fait rendre les honneurs qu'on rend à lui-même? Croit-on que Junon et Minerve veulent renoncer à un si beau privilège ? D'ailleurs ce nom n'a rien de divin, il ne donne que l'idée d'un pouvoir purement humain ; car voici comme Cicéron explique ces noms de Jupiter et de Junon : il les fait venir du mot latin juvare qui signifie aider, secourir; ce qui ne convient nullement à un dieu; aider, étant proprement ce que l'homme, avec des forces aussi bornées que les siennes, peut faire à l'égard d'un autre homme. Et ce serait faire injure à la puissance de Dieu, et témoigner qu'on n'en est pas assez persuadé, de lui dire simplement : « Seigneur, secourez-nous; » mais plutôt « conservez-nous, Seigneur ; que votre bonté conserve en nous la vie que nous tenons de votre puissance. » Que si l'on veut que ce nom de Jupiter soit composé de deux mots signifiant père secourable, nous n'y trouverons pas un sens moins contraire à l'usage et à la raison. Peut-on dire qu'un père donne à ses enfants quelque secours, lorsqu'il leur donne la naissance et la vie? L'expression ne répond pas à la grandeur du don; et un pareil bienfait demande un terme qui y ait du rapport. En aurait-il avec ce que nous devons à Dieu ? lui qui est notre véritable père, à qui nous devons l'être, la vie, tout ce que nous sommes; lui qui nous forme à son image, qui nous anime de son esprit, qui nous éclaire de sa lumière, qui nous soutient, qui nous conserve, qui nous nourrit, qui nous comble de biens avec profusion, qui durant tout le cours de notre vie nous donne mille marques de sa puissance et de son amour. Celui-là sans doute ne connaît pas le prix des bienfaits, qui ne les reçoit de sa main que comme un secours. Ce n'est pas seulement le défaut de connaissance, mais une impiété formelle, qui ôte à Dieu le nom de Tout-Puissant, pour lui laisser le nom de Secourable.8
Si la vie de Jupiter, si ses mœurs, si toute sa conduite marque évidemment que ce n'était qu'un homme, sa mort ne nous fera pas moins connaître que ce n'était pas un dieu. Ennius dans son histoire sacrée la rapporte en ces termes : « Jupiter, prêt à finir une aussi belle vie que la sienne, voulut partager ses Etats entre ses amis et les personnes de son sang. Puis, tout couvert d'une gloire immortelle, il quitta la terre pour s'aller réunir aux dieux. Il donna des marques d'un courage infatigable, en faisant cinq fois le tour de la terre; il fit paraître une sagesse éclairée dans les lois qu'il établit ; il montra une prudence consommée, en disposant les hommes à régler leurs mœurs; il fit ressentir à ses peuples les effets d'une bonté toute royale, en leur faisant distribuer une quantité de blé considérable ; en un mot il laissa au monde d'illustres monuments de toutes sortes de vertus. Les Curètes prirent soin de ses funérailles; ils lui élevèrent un tombeau dans l'île de Crète, où ils mirent cette inscription grecque : ZAN KPONOY, c'est-à-dire Jupiter, fils de Saturne. »
Ce récit, comme l'on voit, n'est pas tiré des poètes, mais d'auteurs graves, et dont l'histoire est en quelque sorte consacrée par l'antiquité, et par le témoignage des sibylles.
Démons inanimés, vains simulacres de corps privés de vie, dont la Crète se vante de conserver les misérables restes, etc.
Cicéron, dans les livres de la Nature des Dieux, dit que les théologiens admettent trois Jupiter ; qu'il y en a un qui est fils de Saturne, et qu'on montre son tombeau dans l'île de Crète. Comment se peut-il faire qu'un dieu soit en même temps vivant et mort? Mort en Crète, vivant à Rome? Qu'il ait ici un temple, et là un tombeau? Que les Romains apprennent enfin que leur Capitole, ce sanctuaire de la divinité, ce chef-lieu de la religion, n'est autre chose qu'un vain monument consacré à l'erreur publique.
Mais il est juste de dire quelque chose du père du grand Jupiter, et d'examiner ses preuves de divinité. On dit premièrement que ce fut durant son règne qu'on eut le siècle d'or, et que la justice fit l'honneur aux hommes de demeurer parmi eux. Voilà déjà du moins un bel endroit dans sa vie, qu'on ne trouve pas dans celle de son fils; car qu'y a-t-il de plus digne d'un dieu, que de faire régner la justice et la félicité parmi les peuples? Mais quand je pense que le Ciel9 a éclairé les premiers jours de sa vie, et que la Terre10 l'a gardé neuf mois dans son sein, je ne puis me résoudre à le reconnaître pour dieu. Je cherche un dieu avant lequel je ne puisse rien trouver, et qui soit lui-même le principe et l'origine de toutes choses ; et il faut nécessairement que ce dieu que j'imagine ait jeté les premiers fondements de la terre et construit le ciel, bien loin de devoir sa naissance à l'un et à l'autre, comme on dit que Saturne doit la sienne à ces deux éléments. Avouons donc qu'il y a encore ici de la fiction poétique, et qui manque même de ce qui pourrait la rendre vraisemblable; car comment deux corps insensibles, inanimés, séparés par un espace si considérable, auraient-ils pu produire un fils qui n'a aucune ressemblance avec ceux de qui il tient la vie, mais une figure et des qualités toutes différentes ? Otons donc encore une fois le voile qui nous cache la vérité. Minucius Félix11 croit que l'on nomma Saturne fils du Ciel et de la Terre, parce que s'étant réfugié en Italie, après avoir été chassé de ses états, il parut tout d'un coup, ainsi qu'un homme tombé du ciel ; et que, comme d'ailleurs on ignorait quelle était sa naissance et d'où il tirait son origine, on l'appela enfant de la Terre. L'une et l'autre de ces manières de parler qui ont cours parmi le peuple, peuvent bien avoir donné lieu à cette fable. Cependant, quelque ingénieuse que soit cette pensée, je ne pense pas qu'elle soit fondée en vérité; il y a plus d'apparence de croire que Saturne étant un prince puissant ait voulu conserver, et comme consacrer la mémoire de ceux auxquels il devait la vie, en leur donnant, après leur mort, les noms de Ciel et de Terre, quoiqu'ils aient été connus sous d'autres noms. Et c'est ainsi que nous voyons des montagnes et des fleuves changer de nom, et recevoir celui de quelques personnes illustres : car il ne faut pas s'imaginer que lorsque les poètes ont donné une postérité à Inachus et à Atlas, ils aient eu dessein de nous faire croire qu'un fleuve et une montagne aient pu mettre des enfants au monde. Ils ont seulement voulu nous faire entendre qu'un prince grec et qu'un roi d'Afrique ont donné leur nom à un fleuve et à une montagne. Cela était fort en usage parmi les anciens, et surtout parmi les Grecs. Les différents noms que porte la mer qui mouille les côtes de la Grèce, elle les a reçus des différentes personnes qui y ont péri. Egée, Icare et Hellé, ont donné les leurs à la mer Egée, à la mer Icarienne, et à l'Hellespont. C'est ainsi que le mont Aventin reçut le sien d'Aventinus, qui a son tombeau sur cette montagne de Rome, et le fameux fleuve du Tibre de Tibérinus qui s'y noya. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'on ait donné au Ciel et à la Terre le nom de ceux qui avaient mis au monde de puissants princes. Il est donc claire que Saturne n'était pas fils du Ciel, mais d'un homme qui s'appelait Uranus, c'est-à-dire Ciel; cette vérité est confirmée par le témoignage de Trismégiste, qui, après avoir dit qu'il y a eu fort peu d'hommes solidement savants, compte Uranus, Saturne et Mercure, ses parents parmi ceux qui l'ont été. Voilà de quelle manière cet écrivain a traduit cette histoire, parce qu'il n'en savait pas la vérité. Il a raisonné de la manière qui lui a convenu. Je dirai comment, et par qui le ciel fut nommé de la sorte, car ce ne fut pas par Saturne, mais par Jupiter qu'il le fut.
Voici ce qu'en dit Ennius dans son Histoire sacrée. « Jupiter, dit-il, alla sur une montagne extrêmement élevée, d'où ayant jeté la vue de tous côtés, et s'étant mis à considérer le pays d'alentour, il y érigea un autel qu'il consacra par un sacrifice solennel. Puis, levant les yeux vers cette vaste étendue qui est au-dessus de l'air, et que jusque alors on avait nommé l'Éther,12 il lui donna le nom de Ciel13 de celui de son aïeul, et il acheva ensuite le sacrifice en laissant consumer toute la victime ; mais ce n'est pas le seul sacrifice que Jupiter ait offert. Nous lisons dans César que ce fils de Saturne, marchant contre les Titans, et étant sur le point de quitter l'île de Naxos où il avait mouillé l'ancre, il sacrifia sur le rivage; qu'un aigle vint fondre à ses pieds, et qu'en ayant tiré un heureux présage pour la victoire, après qu'il l'eut remportée, il prit par reconnaissance une aigle pour symbole. L'histoire sacrée que nous avons alléguée plus d'une fois, témoigne aussi qu'un aigle se posa sur sa tête, et sembla par cette action lui promettre l'empire. »
Cupidon. ↩
La déesse de la mer. ↩
Les Parques sont les Destinées elles-mêmes. ↩
Qui fut dévoré par son père Saturne. ↩
Dans l'île de Crète. ↩
En lui offrant une pierre à la place de son fils. ↩
C'est qu'elle s'y sauva dans un vaisseau nommé la Vache. ↩
Ou de Jupiter. ↩
Le Ciel, père de Saturne. ↩
La Terre, mère de Saturne. ↩
Dans son apologie pour la religion chrétienne, intitulée Octavius. ↩
C'est la plus haute région de l'air. ↩
Ou d'Uranus. ↩
