XX.
Nous voici enfin arrivés à la religion des Romains. La louve qui nourrit Romulus se trouve la première dans le catalogue de leurs dieux. Je le souffrirais plus volontiers, si c'était en effet une de ces bêtes carnassières. Mais si nous en croyons Tite-Live, ce n'en est que la figure sous laquelle les Romains adorent une prostituée, une Larentine, à qui les bergers des environs d'Albe donnèrent le nom infâme de louve, pour marquer le honteux commerce dont elle se mêlait. Rome suivit en cela l'exemple d'Athènes, qui, ayant été délivrée de l'oppression où elle gémissait sous la tyrannie de Pisistrate par le moyen d'une courtisane, voulut témoigner sa reconnaissance à sa libératrice en la faisant déesse. Mais comme la loi ne permettait pas d'accorder cet honneur à une femme débauchée, les Athéniens trouvèrent le secret de l'éluder, en donnant à cette chaste divinité la figure d'une lionne, dont elle avait le nom et la générosité. Ainsi ce fut le nom qui dans Athènes mit une lionne parmi les dieux, et ce fut un métier honteux qui dans Rome y mit une louve. On institua même une fête solennelle qui fut nommée les Larentinales.
Mais les Romains, les hommes du monde les plus compatissants à la faiblesse humaine, ne se contentèrent pas d'avoir élevé un autel à l'impudique Larentine, ils lui associèrent à cet honneur une nommée Faula de la même profession, qui avait, dit-on, mérité autrefois les bonnes grâces du grand Alcide.1 De quel prix ne doit-elle pas être cette immortalité que des courtisanes obtiennent? Certes on peut dire qu'on récompensait en celles-ci les services qu'elles avaient rendus au public.
La belle Flore ne vit-elle pas le jour de sa naissance célébré à Rome par des courses de chariots, de combats de gladiateurs, et par d'autres spectacles qui donnèrent à cette fête le nom de jeux Floraux. Et ce ne fut qu'à cette condition qu'elle légua au peuple romain les richesses immenses provenues de ses débauches et de l'incontinence de ses concitoyens.
Mais parce que l'origine de cette fête ne paraissait pas fort honorable à la république, le sénat supprimant le nom de courtisane lui substitua celui de déesse qui préside aux fleurs, et déclara que les jeux floraux avaient été institués pour rendre cette déesse favorable au peuple romain, et pour l'engager par là à prendre soin des arbres fruitiers, de la vigne et des blés, lorsqu'ils sont en fleurs. Et ainsi les Romains couvrirent de fleurs les ordures de leur religion. Le poète,2 dans ses Fastes, s'est conformé au décret du sénat, car il prétend que cette Flore était une nymphe de bonne maison qui fut donnée en mariage à Zéphire, et reçut de lui pour présent de noces le pouvoir sur toutes les fleurs. Cela est fort honnête à dire, mais cela est fort honteux à croire. Et pour nous qui cherchons la vérité, nous déchirons tous ces voiles, et nous ne nous laissons pas éblouir par le fard dont la poésie sait couvrir les objets qu'elle nous présente pour nous les faire trouver agréables sous cette beauté empruntée. Au reste ces jeux floraux se célèbrent d'une manière digne de celle dont ils portent le nom. Car on expose ce jour-là, à la vue de toute la ville de Rome, des courtisanes toutes nues qui, par des paroles déshonnêtes et des postures lascives qu'elles savent diversifier selon l'art des pantomimes,3 corrompent les mœurs des spectateurs, et rassasient d'impureté, si l'on ose se servir de ce terme, les yeux et les oreilles du peuple.
La déesse Cloacine viendra fort à propos après ces honnêtes déesses dont nous venons de parler. Tatius fit tirer sa statue de la grande Cloaque, et ne sachant de qui elle était, il lui donna le nom du lieu où il l'avait trouvée.
Le roi Hostilius bâtit un temple à la Fièvre et à la Peur. Sa piété méritait bien que ces dieux ne l'abandonnassent jamais.
Quoique Marcellus en consacrant un autel à l'Honneur et à la Vertu eût fait deux divinités dont le nom sans doute était moins odieux, leur existence n'en était pas pour cela moins chimérique.
Le sénat, prévenu de la haute idée de son pouvoir, crut qu'il pouvait retendre jusqu'à faire des dieux; c'est ce qui lui fit rendre un arrêt par lequel il donnait à l'Entendement (Mens) le nom, la qualité et tout l'attirail des divinités de cette espèce, c'est-à-dire un temple et des prêtres. Mais cet auguste corps marque bien par une conduite si peu raisonnable qu'il n'était guère rempli du dieu dont il venait d'enrichir sa patrie.
Cicéron estime que la Grèce fit un coup d'une haute sagesse, lorsqu'elle fit placer dans les écoles publiques et les académies où la jeunesse faisait ses exercices les images de l'Amour et de ses frères. Ce philosophe a voulu sans doute s'accommoder en cela aux sentiments de son ami Atticus, ou peut-être s'en railler. Car bien loin que la sagesse eût présidé à ce conseil, ce ne pouvait être au contraire que l'esprit de corruption qui l'eût inspiré aux Grecs, qui, au lieu de procurer à leurs enfants une éducation honnête et vertueuse, les prostituaient en quelque sorte aux désirs d'une jeunesse emportée, en leur proposant pour modèle de leurs actions, et pour objet de leur culte, des dieux qui ne sont connus que par leurs crimes, et surtout dans les lieux où la nudité des corps,4 exposée aux yeux des corrupteurs, ne fait encore qu'augmenter le feu impur qui les brûle. Et ce qui est le plus déplorable, c'est que leurs propres pères les abandonnaient à ces périls dans un âge tendre, susceptibles de toute sorte d'impressions, dénués d'expérience et de force qui pût leur faire éviter les pièges tendus de toutes parts à leur innocence. Doit-on après cela être surpris si une nation qui, bien loin d'avoir de l'horreur pour les vices, les consacre par un culte religieux, les ait fait passer chez les autres peuples comme autant de divinités domestiques à la gloire desquelles elle s'intéresse? Cicéron, ne pouvant s'empêcher de reconnaître ce fait, et voulant en même temps insinuer qu'il avait des vues plus nettes et plus claires que les Grecs (quoiqu'il les eût d'abord loués de leur prudence), ajoute, comme par réflexion, que ce sont les vertus et non les vices qu'on doit consacrer. Mais les Grecs auraient pu lui répondre qu'ils adressaient leurs vœux à deux sortes de divinités : à celles qui sont bienfaisantes comme les vertus, pour en recevoir du secours, et à celles qui sont nuisibles, comme les vices, pour être préservés du mal qu'elles peuvent faire. C'est l'excuse ordinaire de ceux qui font des dieux de tout, des maux comme des biens.
Mais s'il est vrai que les vices ne doivent pas s'attendre à notre encens et à nos vœux, en quoi nous sommes du sentiment de Cicéron, nous disons que les vertus ne doivent pas non plus y prétendre, qu'elles n'ont ni sentiment ni intelligence, et que ce n'est pas dans des temples de pierre et de marbre qu'on doit leur dresser des autels, mais au milieu du cœur de l'homme. C'est donc une loi ridicule que ce nouveau législateur5 veut établir dans sa République en idée. « Qu'on élève, dit-il, des temples à l'Esprit, à la Piété, à la Valeur, à la Fidélité et à toutes les autres vertus qui donnent à l'homme l'entrée dans le ciel. » Ces divinités de Cicéron ne peuvent être sans l'homme seul, et l'homme seul leur peut servir de temple. C'est la vertu qui mérite notre vénération et non son image, et le culte qu'on lui rend ne consiste pas à brûler de l'encens devant elle, ni à égorger des bêtes sur son autel ; mais il consiste dans une volonté sincère et une ferme résolution qu'on prend de l'acquérir, ou de la conserver si elle est déjà acquise. Car qu'est-ce que révérer en soi la vertu, sinon la posséder et en exercer les actes ? C'est donc en vain que notre philosophe veut embarrasser les villes de nouveaux édifices, et occuper inutilement un terrain6 qu'on peut faire servir à un meilleur usage. Nous voulons lui épargner les frais qu'il serait obligé de faire, soit pour l'entretien des prêtres, soit pour fondre des statues, soit pour acheter des victimes. Le cœur de l'homme est un temple bien plus digne de ces divinités morales ; il n'est point sujet à tomber en ruine, ou à être renversé d'un coup de tonnerre. Qu'on l'orne tant qu'on voudra, qu'on le remplisse de ces aimables déesses, qu'on en fasse un Panthéon, nous y consentons; plus il sera plein, plus il sera auguste. Il est à craindre que ceux qui placent dans les temples l'image de la vertu, n'en aient en effet que l'image. Ils l'adorent en figure, et ils la déshonorent en elle-même. On rend à la déesse Piété un culte extérieur et apparent, et l'on en rend un intérieur et véritable à l'Avarice qui n'épargne ni parents, ni citoyens, ni alliés. On donne de l'encens à la Paix et à la Concorde d'une main encore fumante du sang qu'on vient de répandre, ou dans une guerre publique, ou dans une querelle particulière. On sacrifie à la Pudicité des taureaux et des béliers, pendant que l'on immole son propre corps à la déesse de l'impureté. On fait des effusions, et l'on répand le lait et le vin devant l'autel de la Foi et l'Amitié, prêt à verser le poison à celui qui ne meurt pas assez tôt au gré d'un avide héritier. On fait semblant d'adorer la Vertu, et on la fuit; on feint d'avoir le Vice en horreur, et on l'adore. Mais achevons de démasquer la fausse religion, et d'en faire voir tout le ridicule. Quelle imagination aux Romains d'édifier un temple à Vénus la Chauve, parce qu'étant assiégés par les Gaulois, et les cordages dont ils remuaient leurs machines étant rompus par l'effort continuel qu'elles faisaient, ils en firent des cheveux de leurs femmes. Y eut-il jamais rien qui ait pu mieux faire connaître le faible d'une religion que ces sortes de monuments, plus propres à exciter la pitié ou la moquerie, que la dévotion ou la surprise? Sans doute que les Romains avaient appris des Lacédémoniens à se faire des dieux selon les événements, et à les recevoir des mains de la Fortune ; car ces habitants de Sparte7 ayant mis le siège devant Messène, et les Messéniens les amusant par de fausses sorties, ils allèrent à leur tour assiéger Lacédémone; mais les femmes qui étaient restées dans la ville les repoussèrent vigoureusement, et, non contentes de les avoir chassés de devant leurs murailles, elles les poursuivirent bien avant dans la campagne. Cependant les Lacédémoniens s'étant aperçus du stratagème de leurs ennemis, et ayant appris qu'ils leur avaient donné le change, abandonnèrent leur siège, et coururent défendre leurs propres maisons ; ils n'en étaient pas fort éloignés lorsqu'ils rencontrèrent ces braves amazones qui retournaient de la poursuite des Messéniens, et, les prenant pour les Messéniens mêmes, ils se préparaient à les combattre ; mais ces vaillantes femmes se désarmèrent, et parurent si belles en cet état à leurs maris, qu'ils ne furent plus les maîtres de leur passion, qui devint si furieuse et si brutale, que tout se mêla, sans choix et sans discernement ; et, pour conserver la mémoire d'une aventure si mémorable et si digne de la curiosité des siècles suivants', on bâtit, au lieu où elle était arrivée, un temple magnifique à Vénus Armée.
Mais, dans le même temps que les Romains élevaient un temple à Vénus la Chauve, ils en gratifièrent pareillement Jupiter le Boulanger, pour un service signalé qu'il venait de leur rendre dans ce fameux siège ; car il les avertit par des songes qu'ils fissent du pain de tout ce qu'il leur restait de blé, et qu'ils en jetassent dans le camp des ennemis : ce qui obligea les Gaulois d'abandonner la place, désespérant de la pouvoir forcer la voyant si bien munie. Quelle religion, grand Dieu ! où les sujets de plaisanterie naissent à chaque moment. Pour moi, si j'avais à la défendre, rien ne me ferait plus de peine que de voir ces pauvres divinités devenues à un tel point méprisables, qu'on ne peut même prononcer leurs noms sans rire. Quel est l'homme assez saturnien qui puisse garder son sérieux au nom de Fornace, déesse des forgerons, et en voyant de doctes personnages frapper gravement sur une enclume pour célébrer plus dévotement les Fornacales ? Et la déesse Muta, n'est-elle pas bien propre à secourir ceux qui l'invoquent, elle qui, étant privée dès sa naissance de l'usage de la parole, l'est aussi de celui de l'ouïe? Pour la déesse Caca, c'est une franche scélérate, car elle trahit son frère Hercule sur la promesse qu'on lui fit de la recevoir à la table des dieux. :
La déesse des Berceaux (Cunina) est une assez bonne déesse ; elle est d'un grand secours pour les nourrices : c'est elle qui berce les enfants et qui les endort. Les laboureurs sont aussi fort redevables au dieu Sterculus, de leur avoir appris à fumer la terre. Je n'aurais jamais fini si je voulais rapporter ici le nom et les divers emplois de ces monstrueuses divinités,8 qui ne cèdent en rien à celle des Égyptiens; encore celles-ci avaient-elles quelques figures déterminées. Mais que peut-on dire de ceux qui adorent une pierre brute et mal polie, qu'ils appellent le dieu Terme? c'est, dit-on, cette pierre que Saturne avala, croyant avaler son fils Jupiter. Lorsque Tarquin consacra le Capitole à ce maître des dieux, comme il se trouve là plusieurs petits dieux qui y avaient leurs chapelles, il leur fit demander honnêtement par les augures s'ils ne voulaient pas bien se retirer, et laisser la place à leur souverain; ils ne se le firent pas dire deux fois, et ils cédèrent de fort bonne grâce un logement destiné pour un dieu d'un tout autre relief qu'eux. Il n'y eut que le dieu Terme qui ne voulut jamais désemparer; peut-être crut-il devoir être traité avec distinction pour avoir sauvé la vie à Jupiter.9 C'est ce dieu informe qui est le gardien des limites de l'empire; il les conserve, et il empêche que les barbares ne les franchissent. Au reste, ce dieu n'est pas toujours une pierre, c'est aussi quelquefois une souche. Tels dieux, tels adorateurs. Il faut être une vraie souche pour adorer une telle divinité.
Hercule. ↩
Ovide. ↩
Espèce de bouffons qui exprimaient par les seuls gestes tout ce qu'ils voulaient faire entendre. ↩
Aux exercices de la lutte. ↩
Cicéron. ↩
A bâtir des temples aux Vertus. ↩
Lacédémone. ↩
On peut voir ce qu'en écrit saint Augustin dans son œuvre de la Cité de Dieu. ↩
On a remarqué que c'était la pierre que Saturne avala pour Jupiter. ↩
