XXI.
Après avoir parlé des dieux, de leur origine, de leurs emplois et de leurs diverses aventures, il nous reste encore quelque chose à dire des sacrifices qu'on leur offre, et des mystères qui sont enfermés dans le culte qu'on leur rend.
A Salamine, ville de Cypre, on immolait un homme à Jupiter ; ce fut Teucer qui institua cet horrible sacrifice, et qui en prescrivit la forme à ses descendants. L'empereur Adrien le fit cesser.
Les peuples de la Tauride, nation féroce, avaient une loi qu'ils observèrent fort longtemps, qui leur ordonnait de sacrifier à Diane tous les étrangers que leur mauvaise fortune jetait sur leurs côtes; et les anciens Gaulois apaisaient avec du sang leurs dieux Hésus, Teutatès et Taramis.
Les Latins ne furent pas plus innocents ni moins barbares dans leurs sacrifices ; et le Jupiter du Latium1 n'aimait pas moins le sang des hommes que le Jupiter de Salamine. Quelle vertu peut-on demander à ces dieux par un sacrifice qui est un crime? et quel bien ces dieux peuvent-ils faire, si on ne peut l'obtenir que par un homicide? Mais il n'est pas étonnant que des barbares aient une religion conforme à leurs mœurs, et des dieux qui leur ressemblent. Ce qui doit surprendre, c'est de voir l'Italie, qui a toujours fait gloire d'élever ses peuples dans l'humanité, de voir, dis-je, l'Italie surpasser les barbares en cruauté, en répandant avec fureur le sang humain dans ces cérémonies impies et sacrilèges. Ceux qui, joignant la politesse des mœurs aux lumières de l'esprit, éteignent en quelque sorte ces lumières, et renoncent à cette politesse pour devenir barbares par un motif de religion, sont sans doute bien plus coupables que ceux qui, nés dans l'ignorance des lois et parmi les ténèbres d'une nature corrompue, font le mal souvent parce qu'ils ne connaissent pas le bien. Il y avait même longtemps que cette coutume d'immoler des hommes avait cours en Italie (avant que l'empereur Adrien ne l'abrogeât) ; et Saturne se plaisait à un culte si digne d'un dieu qui avait plus d'une fois bu le sang de ses enfants. Mais pour diversifier les mets qu'on lui présentait, on n'égorgeait pas la victime comme on faisait ailleurs, mais on la précipitait du pont Milvius2 dans le Tibre. On dit qu'Hercule, à son retour d'Espagne, abolit ce sacrifice, et en laissa seulement une vaine représentation, qui consistait à faire sauter du pont en bas des hommes de bois ou de carton.
Mais où prendre des couleurs assez sombres pour peindre ces horribles hécatombes d'enfants immolés au même Saturne, pour le consoler de ce qu'un seul3 lui avait échappé? A quel excès d'horreur les hommes ne sont-ils point capables de se porter par un excès de religion On appelle sacrifice le crime le plus opposé à la nature; on étouffe dans le berceau des créatures qui ne commencent qu'à vivre, et qui, par toute l'innocence de leur âge, ne peuvent exciter le moindre mouvement de compassion dans le cœur de leurs impitoyables pères, et obtenir d'eux qu'ils ne leur ôtent pas ce qu'ils ne viennent que de leur donner. Les animaux les plus farouches le sont beaucoup moins que ces hommes dénaturés. O pères infortunés ! quelle aveugle fureur vous agite ? et que pourraient faire de pis vos dieux, si vous aviez mérité leur indignation ? Leur colère, dites-moi, pourrait-elle vous être plus funeste? Pour prix de vos hommages ils vous rendent parricides, ils vous privent de vos enfants, ils vous ôtent la raison : est-ce ainsi que s'exprime leur reconnaissance? comment, hélas! s'exprimerait leur haine? Mais que peut-il y avoir d'inviolable et de sacré pour des hommes qui ont dépouillé tous les sentiments de la nature? On doit tout craindre de celui qui fait un acte de religion du plus grand de tous les crimes. Les Carthaginois qui, au rapport du satirique Festus, suivaient aussi cette barbare coutume, ayant été vaincus dans un combat par Agathocle, roi de Sicile, et attribuant leur défaite à la colère de leur dieu, coururent l'apaiser en lui immolant deux cents jeunes gens, qu'ils choisirent parmi leur plus illustre noblesse. Misérables ! quel avantage vous revient-il de ce massacre? Celui qui vous a vaincus vous a moins tué de citoyens que celui qui vous protège.
Mais Saturne n'est pas le seul des dieux qui aime à voir répandre le sang des hommes. Cybèle inspire une autre sorte de fureur à ceux qui sont initiés à ses détestables mystères. Elle les oblige à lui sacrifier de leurs propres mains ce que sa jalousie arracha au malheureux Athis; et ces infâmes victimes d'une plus infâme divinité deviennent, par un culte aussi bizarre qu'il est cruel, des monstres que la nature abhorre.
Pour Bellone, déesse de la guerre, on ne doit pas s'étonner si elle aime le sang. Ses prêtres, tenant à chaque main un poignard, se font des incisions aux bras et aux épaules; et, s'abandonnant à l'esprit de vertige qui les pousse, ils courent, ils se roulent, ils s'agitent ; leur sang coule de toutes parts, et leur raison se perd avec lui. Sont-ce là des sacrifices, s'écrie Quintilien, et ne vaudrait-il pas bien mieux être comme les bêtes, qui ne connaissent point d'autres dieux que la sage nature, que de rendre un culte impie et profane à des scélérats, à des dieux barbares, qui s'engraissent du sang des trop crédules mortels. Nous découvrirons une autre fois la source de tant d'erreurs grossières et de crimes énormes. Et de peur qu'on ne nous soupçonne d'affectation, dans le récit que nous venons de faire des horribles excès qui se commettent dans les sacrifices, nous allons examiner quelques cérémonies qui sont, à la vérité, exemptes de crimes, mais que nous aurons de la peine à sauver du ridicule.
Toute l'Egypte célèbre avec beaucoup de solennité la fête d'Isis, et cette fête se diversifie suivant les divers événements de la vie de la déesse ; car d'abord les prêtres qui lui sont consacrés se découvrant l'estomac, se le frappent rudement, poussent des cris lamentables, et donnent toutes les marques d'une violente affliction, pour honorer celle que ressentit Isis lorsqu'elle perdit son fils.4 Mais, dès que l'enfant vient à paraître, tout ce grand deuil cesse, et la joie de l'avoir retrouvé succède à la douleur de l'avoir perdu. Ainsi, ce fils si cher à sa mère, sans cesse se perd, et sans cesse se retrouve. On voit clairement, par la représentation d'une aventure autrefois arrivée, que cette Isis, si révérée des Égyptiens, n'était qu'une femme qui se serait trouvée sans enfants, si son fils unique ne lui eût été rendu. Lucain ne s'éloigne pas de cette pensée, lorsqu'il fait dire au jeune Pompée, qui vient d'apprendre la mort du grand Pompée son père:5 « J'irai, et l'Egypte me verra mettre le feu au bûcher qui consumera ses dieux6 ; je donnerai aux vents les cendres d'Isis et d'Osiris. » Cet Osiris est aussi quelquefois nommé par le peuple Sérapis ; car ils ont coutume de changer le nom de ceux qu'ils consacrent après leur mort, de crainte peut-être que leur premier nom ne les fasse reconnaître pour des hommes. Romulus fut ainsi changé en Quirinus ; Léda reçut le nom de Némésis; Circé celui de Marica; Ino et son frère Mélicerte ceux de Leucothoé et de Palémon.
On observe presque les mêmes cérémonies à la fête de Cérès Eleusine qu'à celle d'Isis; car si l'on pleure à celle-ci la perte d'Osiris, on se lamente fort à celle-là pour la perte de Proserpine, que son oncle Pluton a enlevée, sans se mettre beaucoup en peine de ce que le monde pourrait dire de voir un dieu commettre un rapt et un inceste. Et, parce que la tradition poétique porte que ce fut avec des branches de pin allumées que Cérès se mit à chercher sa fille par toute la Sicile, on allume quantité de torches durant cette fête.
A Lampsaque,7 on sacrifie un âne à Priape: et l'on en rapporte cette raison. Les dieux s'étant trouvés à un festin solennel que Cybèle leur donnait, ils se mirent, après souper, à jouer à de petits jeux ; mais Vesta, accablée de sommeil (peut-être pour avoir trop bu), s'endormit profondément, sans chercher d'autre lit que le plancher de la salle. Ce qu'apercevant Priape, il s'approcha d'elle, et était sur le point de la déshonorer, si l'âne de Silène ne se fût mis à braire fort à propos pour la pauvre déesse, qui s'éveilla au cri, et sauva ainsi son honneur qui courait grand risque: or, les habitants de Lampsaque, fort dévoués à Priape, lui sacrifient tous les ans un âne, pour le venger du mauvais tour que cet animal lui joua dans une si nombreuse et si sainte assemblée. Quels dieux ! quelle religion!
Mais si l'âne reçoit à Lampsaque un traitement si rude pour avoir empêché une mauvaise action, il en reçoit en récompense un fort honorable à Rome, où les vestales, pour reconnaître le service important qu'il rendit à leur déesse,8 choisissent un des plus beaux ânes de la ville, lui font une guirlande de pains fort délicats et fort blancs, qui servent ensuite à lui faire un bon repas. Quelle honte à une déesse de devoir à un âne la conservation de sa virginité ! On me dira que ce n'est qu'une fable: je le veux; mais cette fable est reçue des peuples comme une vérité et comme un point capital de leur religion.
Je sais que les poètes ne prétendent pas assujettir notre créance à leurs folles imaginations; mais elles ne trouvent que trop d'ouvertures pour s'insinuer dans l'esprit des hommes, qui sont ravis de trouver dans leurs dieux ce qui peut autoriser et pour ainsi dire consacrer leurs vices.
Que dirons-nous des astronomes qui placent sérieusement deux ânes parmi les étoiles9 ? Ont-ils aussi prétendu nous laisser la liberté de n'en rien croire ? Cependant on nous assure que ce beau privilège leur a été accordé à la sollicitation de Bacchus, qui, en leur procurant un logement si magnifique, a voulu les payer du service qu'ils lui rendirent au passage d'un fleuve. Peut-on rien écrire de plus extravagant?
Mais voici une espèce de sacrifice bien différent des autres, car on y dit des injures au dieu à qui on l'offre: on l'accable de paroles outrageuses et de malédictions, au lieu des bénédictions et des louanges dont on a coutume d'honorer les dieux. C'est cependant le grand Hercule qu'on traite ainsi à Linde,10 dans l'île de Rhodes ; et voici la raison qu'on apporte d'une chose si peu commune. On dit qu'Hercule ayant abordé à cette plage, et se sentant pressé de la faim, demanda à un villageois qui labourait là auprès, l'un des deux bœufs qu'il avait à sa charrue, offrant de le lui payer ce qu'il vaudrait. Le laboureur refusa de le lui vendre, s'excusant sur ce qu'il ne se pouvait passer de ses bœufs, qu'il n'avait pour tout bien que ce morceau de terre, dont la récolte lui servait à nourrir sa famille. Hercule, sans vouloir écouter les raisons du bonhomme, et usant de sa modération ordinaire, n'ayant pu avoir de gré un de ces bœufs, les enleva tous deux de force, les fit assommer sur-le-champ, et apprêter pour son dîner et pour celui de ses compagnons ; ce que voyant le malheureux villageois, il se mit à vomir mille injures contre Hercule ; mais ce héros, prenant la chose en galant homme, les écouta sans s'émouvoir, et ne fit que rire avec ses compagnons de la colère du pauvre laboureur. Toutefois, après que l'admiration où on était de sa valeur lui eut fait déférer les honneurs divins, les habitants de cette contrée lui élevèrent un autel au même lieu où la chose s'était passée, qu'il nomma lui-même l’Autel des deux Bœufs, et il ordonna qu'à l'avenir on lui immolerait deux bœufs joints ensemble par un même joug. Il se consacra aussi un prêtre auquel il enjoignit expressément d'employer dans les sacrifices qui lui seraient offerts les mêmes injures que le villageois lui avait dites, avouant que de sa vie il n'avait fait un repas si agréable.
A quelle autre fin a-t-on institué la fête de Jupiter Crétois, sinon pour renouveler la mémoire de sa naissance, de son enlèvement dans l'île de Crète, et de la nourriture qu'il y reçut ? La nymphe Amalthée n'est autre que la chèvre qui l'allaita; c'est la pensée du poète Aratus qui fait parler Germanicus en ces termes :
Cette nymphe fut la nourrice de Jupiter, s'il est vrai, comme on le dit, qu'une chèvre de l’île de Crète l'ait nourri de son lait, et que ce divin nourrisson, pour marquer sa reconnaissance, lui ait donné une place honorable parmi les astres de la nuit.
Mais, ayant résolu de faire de cette chèvre une étoile brillante, il lui ôta sa peau mortelle pour la revêtir d'immortalité ; et de cette peau de chèvre il s'en fit un bouclier, qui lui servit bien contre les Titans, ce qui a donné lieu aux poètes de l'appeler l’Égide de Jupiter. On fait encore dans cette même fête de Jupiter Crétois diverses représentations de ce que sa mère fit pour le dérober à la cruauté de Saturne; ce qu'Ovide exprime ainsi:11
Le bruit des clairons et des trompettes fit autrefois retentir les rochers du mont Ida, de peur que les cris du céleste enfant, que sa mère leur avait confié, ne trahissent la sûreté de son asile. Ici les Curètes frappaient sur des boucliers d'airain ; là les Corybantes faisaient entrechoquer des casques d'acier. Enfin, l'enfant fut sauvé, et le secret fut gardé. Chaque année renouvelle la mémoire de ce grand événement ; mais les flûtes et les hautbois ont pris la place des trompettes et des clairons.
Salluste rejette ce récit et le traite de pure fiction; mais il faut avouer que le tour qu'il y donne est ingénieux. Il dit « que les Curètes représentent ceux qui, les premiers, ont pénétré dans les choses divines et en ont acquis la science; et que, comme nous attachons à tout ce qui est éloigné de nous une certaine idée qui en inspire la vénération, on s'est avisé de nommer ces premiers sages les nourriciers de Jupiter, » pour exprimer que les secrets de la divinité leur ont été confiés dès son enfance, si l'on peut se servir de ce terme, c'est-à-dire dès le commencement et avant que les autres hommes en eussent connaissance. Mais n'en déplaise à ce savant historien, il a suivi une fausse lumière dans l'explication de cette fable ; car si Jupiter est, selon les Curètes, le premier des dieux et le principe de toute religion, sans doute ils n'ont pas eu l'intelligence des choses divines, ils ne sont pas les interprètes de la vérité, mais les maîtres de l'erreur, et ils l'ont répandue dans le monde en donnant à leur Jupiter la divinité, dont il n'y a que le vrai Dieu qui soit propriétaire.
Qu'on se donne la peine de consulter les livres sacrés, les registres des pontifes, ces monuments de la religion, qui en doivent être les titres les plus authentiques, et je suis sûr qu'on y trouvera de quoi se convaincre que tout ce qu'on estime saint et digne de vénération, ne mérite que le mépris et la risée des gens raisonnables, n'est que vanité, qu'extravagance ; en un mot, qu'impiété et que profanation.
S'il se trouve enfin quelqu'un qui, ayant honte de son erreur, vienne à considérer les choses avec des yeux purifiés par la sagesse, quel ridicule ne découvrira-t-il point dans la plupart des cérémonies qui font partie du culte religieux? Pourra-t-il s'empêcher de rire, ou plutôt de verser des larmes, pour peu que la charité le presse, lorsqu'il verra les sacrés ministres des dieux, les véritables interprètes de leurs volontés, les sages dépositaires des mystères, lors, dis-je, qu'il les verra danser en public, et mêler à des sauts de bouffon des postures de courtisanes ; qu'il les verra courir dans les places, tantôt nus et frottés d'huile comme des athlètes, tantôt couronnés de fleurs comme des victimes, tantôt masqués, déguisés, barbouillés comme d'infâmes comédiens? Que dirai-je des boucliers sacrés que le temps a presque réduits en poussière?12 Cependant ceux qui les portent sur leurs épaules, dans des processions solennelles, croient porter des dieux. Et l'on raconte d'un certain préteur,13 qu'il voulut par un sentiment de dévotion porter un de ces boucliers,14 devant lequel il fit par honneur marcher tous ses huissiers, quoique sa charge l'exemptât de cette fonction. Ce bonhomme n'était-il pas bien fou de s'imaginer qu'un pareil ministère donnerait du lustre à sa dignité? Peut-on enfin voir sans indignation pratiquer sérieusement, et par un esprit de religion, ce qu'on jugerait digne de censure dans les jeux et les divertissements du peuple ?
Campagna di Roma. ↩
Ponte mole. ↩
Jupiter. ↩
Osiris. ↩
Ptolémée, roi d'Egypte, le fit assassiner. ↩
Isis et Osiris. ↩
Lampsico, ville de Mysie. ↩
Vesta. ↩
Dans l'Écrevisse. ↩
Lindo. ↩
Fastes, livre IV, v. 207. ↩
Ils étaient en bois. ↩
Furius Bibaculus. ↩
On croyait que le salut de la république était attaché à la conservation de ces boucliers. ↩
