9.
Ainsi on ne peut justifier le mensonge d'après les livres de l'Ancien Testament, soit parce que tout ce qui se fait ou se dit en sens figuré n'est pas mensonge, soit parce qu'on ne propose pas à l'imitation des bons ce qui est chez les méchants un premier pas dans la voie du progrès, par comparaison à des actions pires; ni d'après les livres du Nouveau Testament, parce que c'est la réprimande, et non la dissimulation, qu'on nous y offre pour modèle; comme ailleurs c'est la douleur de Pierre, et non son reniement, qu'on y présente à notre imitation.
Ces mêmes hommes prétendent, avec beaucoup plus d'assurance encore, qu'on ne doit avoir aucun égard aux exemples tirés de l'usage général. Et d'abord, ils affirment que le mensonge est une iniquité, et le prouvent par de nombreux textes des saintes Ecritures, et celui-ci surtout: « Vous haïssez, Seigneur, tous ceux qui commettent l'iniquité, vous perdrez tous ceux qui professent le mensonge1 ». Ou le Psalmiste, disent-ils ici, explique par le verset suivant le sens du premier, suivant l'usage de l'Ecriture, en sorte que, la signification du mot iniquité étant plus étendue, il aura nommé le mensonge pour spécifier un genre d'iniquité; ou, s'il v a une différence, elle tournera contre le mensonge, qui l'emportera en gravité de toute la distance qui sépare ces deux mots « vous haïssez » et « vous perdrez ». Car il peut arriver que la haine de Dieu soit mitigée jusqu'à ne point perdre celui qui en est l'objet; mais celui qu'il perd, il le hait d'autant plus violemment qu'il le punit plus sévèrement. Or, il hait tous ceux qui commettent l'iniquité, mais il perd ceux qui profèrent le mensonge. Cela posé . qu'importe aux défenseurs de cette opinion qu'on leur propose cet exemple : si un homme se sauvait chez toi, et que tu pusses l'arracher à la mort par un mensonge, que ferais-tu? Car, cette mort que redoutent dans leur folie les hommes qui ne craignent pas de pécher, ne tue pas l'âme, mais le corps, comme le Seigneur l'enseigne dans l'Evangile; aussi ne veut-il point qu'on la craigne2 ; tandis que la bouche qui ment tue l'âme et non le corps. L'Ecriture dit en effet très-clairement : « La bouche qui ment, tue l'âme3». Quel crime n'y a-t-il donc pas à dire qu'on doit donner la mort à son âme, pour sauver chez un autre la vie du corps? Car enfin, l'amour qu'on doit au prochain est limité par l'amour qu'on se doit à soi-même. « Tu aimeras », est-il dit, « ton prochain comme toi-même4 ». Comment donc aimerait-on son prochain comme soi-même, si on perdait la vie éternelle pour lui procurer la vie temporelle ; puisque sacrifier sa propre vie temporelle pour sauver une vie temporelle, ce n'est déjà plus aimer son prochain comme soi-même, mais plus que soi-même : ce qui outre-passe les règles de la saine doctrine? A bien plus forte raison n'est-ce pas aimer son prochain comme soi-même que de perdre par un mensonge la vie éternelle pour lui sauver la vie temporelle. Sans doute un chrétien n'hésitera pas à sacrifier la vie du temps pour procurer la vie éternelle à son prochain : le Seigneur en a donné l'exemple en mourant pour nous. Et c'est le sens de ces paroles du Sauveur : « Voici mon commandement : c'est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous aime. Personne n'a un plus grand amour que celui qui a donne sa vie pour ses amis5 » . Car il n'y a personne d'assez insensé pour dire que le Seigneur ait eu d'autre vue que le salut éternel des hommes soit en faisant ce qu'il a commandé, soit en commandant ce qu'il a fait.
Donc puisqu'en mentant on perd la vie éternelle, il n'est jamais permis de mentir pour sauver la vie temporelle d'un autre. Quant à ceux qui s'irritent, qui s'indignent, si l'on refuse de perdre son âme par un mensonge pour procurer à un autre la prolongation de sa vie charnelle, que diront-ils dans le cas où, parle vol, par l'adultère, nous pourrions également sauver quelqu'un de la mort? Faudra-t-il voler, ou commettre l'adultère? Ils ne songent pas que la conséquence forcée de leur doctrine serait que, dans la supposition où quelqu'un, tenant en main une corde, demanderait à une femme le sacrifice de son honneur, sous la menace de se pendre si elle n'acquiesçait pas à sa demande, cette femme serait obligée d'y consentir, pour sauver une âme, suivant l'expression qu'on emploie. Or, si cette conséquence est absurde et criminelle, pourquoi perdrait-on son âme par le mensonge, pour conserver à un autre la vie du corps, puisque livrer son corps au déshonneur, dans ce but, serait un acte honteux et universellement réprouvé? Il n'y a donc ici qu'un seul point à considérer : Le mensonge est-il une iniquité ? Et ce point étant démontré par les textes cités, demander s'il est permis de mentir pour sauver la vie de son prochain, c'est demander s'il faut commettre l'iniquité pour sauver la vie de son prochain? Or, si cela est absolument opposé au salut de l'âme, qui ne peut être sauvée que par la justice, et qui veut être préférée, non-seulement à la vie temporelle d'un autre, mais à la nôtre propre : comment pourrait-on hésiter le moins du monde à admettre qu'il ne faut jamais mentir ? Car on ne saurait nier que la santé et la vie du corps soient les plus précieux et les plus chers de tous les biens temporels. Mais si on doit les sacrifier à la vérité, qu'objecteront ceux qui prétendent qu'il est quelquefois permis de mentir ? Quelle supposition feront-ils qui puisse autoriser le mensonge ?