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Quelqu'un pensera peut-être qu'il ne nous manque rien pour posséder la connaissance de la justice, car le Seigneur, résumant sa doctrine en quelques paroles1, assure que toute la loi et les Prophètes sont renfermés dans deux préceptes. Loin de cacher ces préceptes, il les formule aussi clairement que possible: «Vous aimerez », dit-il, « le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme et de tout votre esprit, et vous aimerez votre prochain comme vous-même2 ». En accomplissant ces deux préceptes, n'est-il pas certain qu'on accomplit toute justice? Nous le croyons sincèrement, et cependant nous croyons aussi que nous offensons Dieu de beaucoup de manières3, alors même que nous pensons que telle de nos oeuvres plaît ou ne déplaît pas au Dieu que nous aimons; plus tard, en lisant l'Ecriture, en réfléchissant sur la vérité ou en l'entendant exposer à nos oreilles dans toute sa clarté, nous apprenons que cette même action ne plaît pas à Dieu ; nous en faisons pénitence et demandons au Seigneur qu'il veuille bien nous pardonner. La vie humaine est remplie de tels enseignements.
D'où vient donc que nous connaissons si peu ce qui plaît à Dieu? N'est-ce point parce que Dieu lui-même nous est trop peu connu? «Car nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme; tandis qu'alors nous verrons face à face ». Quand donc sera venu pour nous l'heureux moment « où nous connaîtrons comme nous sommes connus4? » Peut-on supposer que ceux qui contempleront le Seigneur face à face n'auront pour lui que l'amour dont peuvent être animés les fidèles ici-bas ? Cet amour sera-t-il comparable à celui que nous avons maintenant pour le prochain? Si donc l'amour est d'autant plus grand que la connaissance est elle-même plus grande, concluons que tout ce qui manque aujourd'hui à notre charité manque par là même à la perfection de notre justice.
On peut savoir ou croire une chose sans l'aimer; quant à l'aimer sans la connaître ou la croire, c'est de toute impossibilité. Si donc les saints ont pu parvenir par la foi à un tel degré d'amour, qu'ils étaient disposés à donner leur vie pour la foi ou pour leurs frères, ce qui est le comble de la charité, selon la parole même du Sauveur5 ; lorsque nous aurons quitté ce lieu d'exil où nous ne marchons que par la foi6 et que nous serons parvenus à jouir de cette vue de Dieu que nous espérons maintenant sans la voir, et que nous attendons par la patience7, il est certain que nous nous sentirons enflammés d'un . amour que non. seulement nous ne sentons pas encore, mais qui surpassera infiniment tout ce que nous pou. vous demander et comprendre8. Et cependant nous ne pourrons pas plus aimer que de tout notre coeur, de toute notre âme et de tout notre esprit. Qui dit tout, ne laisse rien à ajouter, car il n'y a pas tout quand il reste quelque chose à ajouter. Par conséquent, ce premier précepte de la justice, en vertu duquel nous devons aimer Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de tout notre esprit , et conséquemment notre prochain comme nous-mêmes, ne sera parfaitement accompli que dans l'autre vie, quand il nous sera donné de contempler Dieu face à face. Toutefois, ce même précepte nous est imposé dès maintenant, afin que nous sachions ce que nous devons demander par la foi et chercher par l'espérance, et aussi afin qu'oubliant ce qui est par derrière, nous nous élancions vers l'avenir avec toute l'ampleur de nos désirs9. Ainsi donc, telle est du moins ma conviction, c'est avancer à grands pas, dès cette vie, dans les voies de la perfection, que de connaître de plus en plus ce qui nous sépare encore de la justice parfaite.
