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Avouons-le, cependant : il y a certains péchés de compensation qui troublent tellement les idées humaines, qu'on les regarde comme dignes d'éloges, ou plutôt qu'on n'y voit plus de mal. En effet, qui hésitera à dire qu'un père commet une monstrueuse iniquité, en livrant ses filles à la prostitution et en les abandonnant à des impies? Et cependant un homme juste crut un jour devoir le faire, quand les Sodomites, poussés par une passion furieuse, voulaient user de violence contre des hôtes. Il leur dit en effet : « J'ai deux filles qui sont encore vierges, je vous les amènerai, et vous ferez d'elles ce qu'il vous plaira, pourvu que vous ne fassiez aucun mal à ces étrangers ; car ils sont venus sous l'ombre de mon toit1 ». Que dire à cela? N'éprouvons-nous pas une telle horreur pour le crime que les Sodomites voulaient commettre sur les hôtes de cet homme juste, que nous regarderions comme permis tout ce qui pourrait l'empêcher ? Mais ce qui attire surtout ici l'attention, c'est la qualité même du personnage : un homme à qui sa vertu a mérité d'être sauvé du désastre de Sodome ; et comme un attentat contre la pudeur est moins grave commis sur la femme que sur l'homme, on peut dire que c'est encore par un motif de vertu qu'il a mieux aimé le voir infligé à ses filles qu'à ses hôtes, non-seulement en y consentant de coeur, mais en les offrant de vive voix et disposé à remplir sa parole si sa proposition était acceptée. Or, si nous ouvrons la brèche aux péchés, en admettant qu'on peut en commettre de moindres pour en épargner de plus graves au prochain, bientôt la voie s'élargira, les limites mêmes disparaîtront, toutes les bornes seront arrachées et dispersées et le péché entrera et règnera au loin et au large. Car une fois qu'il sera décidé qu'un homme peut commettre un péché moindre pour en épargner à un autre un plus grand, immédiatement nous empêcherons l'adultère par le vol, l'inceste par l'adultère; et si quelque crime nous paraît plus grave que l'inceste, nous prétendrons encore que l'inceste nous est permis, pour mettre un obstacle à ce crime; ensuite dans chaque espèce de péchés, nous nous croirons autorisés à opposer vol à vol, adultère à adultère, inceste à inceste, sacrilège à sacrilège, fautes personnelles à fautes étrangères, non-seulement moins graves pour plus graves, mais quand on en sera venu au faîte et au dernier excès, moins nombreuses pour plus nombreuses, dans le cas où les choses tourneraient de façon à ce que, nous ne vissions pas d'autre moyen de retenir le prochain que de pécher nous-même, mais plus rarement.
En ce cas,: si un ennemi, qui en aurait le pouvoir, venait nous dire : Si tu ne consens à être scélérat, je le serai davantage, ou : si tu ne commets tel crime, j'en commettrai. de tels en plus grand nombre,nous nous croirions coupables de ne pas commettre le mal qu'on exigerait de nous. Est-ce là de la sagesse ? N'est-ce pas de. la déraison, ou plutôt de la folie? C'est ma propre iniquité, et non celle d'un autre, commise mise contre moi ou hors de moi, qui doit me faire craindre la condamnation, car « l'âme qui a péché, c'est celle-là qui mourra2 ».
