IV.
Zénon et les stoïciens ont eu raison de rejeter les conjectures ; car ce n'est pas en effet le propre d'un homme sage, mais d'un extravagant et d'un téméraire de former des conjectures sur des sujets dont on ne peut rien savoir. Que si l'on ne peut avoir aucune science, comme Socrate l'a cru, et que l'on ne doive former aucune conjecture, comme Zénon le prétend, voilà toute la philosophie renversée. Mais elle ne l'est pas seulement par ces deux célèbres philosophes, elle l'est par tous les autres, et elle voit se lever contre elle les armes de tous ceux qui sembleraient la devoir défendre. Elle est divisée en plusieurs sectes qui sont différentes de sentiments. En laquelle se trouvera la vérité ? Il est clair qu'elle ne se peut trouver en toutes. Fixons-en une où elle se trouve. Elle n'est donc en nulle des autres. Si nous les parcourons toutes, nous dirons toujours la même chose et nous ne donnerons rien à l'une d'entre elles que nous ne l'ayons ôté à ses rivales. Une secte ne s'établit que par la ruine des autres sectes. Nulle ne veut accorder aux autres la sagesse, parce que nulle ne veut avouer qu'elle soit tombée dans la folie. Mais comme chacune renverse les autres, chacune aussi est renversée de la même sorte. Cependant ce sont des philosophes qui accusent de folie les autres sectes de philosophes. Vous n'en sauriez louer une qui ne soit blâmée par d'autres. Vous ne sauriez lui accorder la vérité, que les philosophes ne la lui envient. Ajouterons-nous foi à une seule qui vantera sa doctrine, ou ajouterons-nous foi à plusieurs qui l'accusent d'ignorance? Le sentiment de plusieurs doit sans doute être préféré à celui d'un seul. Personne ne juge sainement de soi, et, comme a dit un poète célèbre, les hommes sont faits de telle façon qu'ils voient beaucoup mieux les affaires d'autrui que les leurs propres. Tout étant incertain de la sorte, ou il faut croire tout le monde, ou il ne faut croire personne. S'il ne faut croire personne, il n'y a personne qui soit sage, bien que chacun prétende l'être. S'il faut croire tout le monde, on peut dire de la même sorte que tout le monde n'est pas sage, parce qu'il n'y a personne à qui tous les autres ne disputent l'avantage de la sagesse. Ainsi ils périssent tous, comme les hommes de Cadmus qui se tuent les uns les autres, ainsi que le raconte la fable, parce qu'ils ont des épées et n'ont point de boucliers. S'il n'y a point de secte qui ne soit vaine et absurde au jugement des autres, il faut nécessairement qu'elles le soient toutes. Ainsi la philosophie se ruine et se détruit elle-même. Arcésilas, chef des académiciens, ayant fort bien prévu cette conséquence, amassa ce que chaque secte reprenait dans les autres, et les confessions que les plus fameux philosophes avaient faites de leur ignorance, se déclara contre tous et institua une nouvelle philosophie qui consistait à n'en admettre aucune. On a commencé à avoir depuis lui deux sortes de philosophie, l'ancienne qui prétend à la gloire de la science, et la nouvelle qui y renonce. Je vois comme une guerre civile entre ces deux sortes de philosophie. À laquelle des deux accorderons-nous la sagesse que l'on ne saurait partager? S'il est possible de pénétrer dans les secrets de la nature, ces nouveaux philosophes sont perdus; si cela n'est pas possible, les anciens sont confondus. Si les deux partis se maintiennent dans une force égale, la philosophie qui est comme leur reine ne laissera pas d'être ruinée, puisqu'elle sera divisée, et qu'elle trouvera sa ruine dans sa division. Si la faiblesse de notre nature nous rend incapables d'aucune science véritable, le parti d'Arcésilas a l'avantage. Mais ce parti-là même ne saurait entièrement subsister, parce qu'il est impossible qu'on ignore tout.
