XIX.
Ceux qui disputent sur le sujet de la mort ne sachant rien de la vérité, raisonnent de cette sorte : s'il n'y a rien après la mort, et pas même de sentiment, la mort n'est point un mal ; que si l'âme vit après la mort du corps, la mort est un bien, et elle est suivie de l'immortalité. Cicéron a expliqué ce sentiment en ces termes : « Nous devons nous réjouir de ce que l'état où nous met la mort est plus heureux, ou au moins aussi heureux que celui de la vie présente. Car si l'âme conserve le sentiment après la perte du corps, elle mène une vie semblable à celle des dieux : si au contraire elle n'a point de sentiment, elle est exempte de mal. » Il a cru raisonner fort subtilement, et que le dilemme qu'il proposait était fort juste. Cependant il ne contient rien que de faux ; car l'Écriture sainte nous enseigne que l'âme est immortelle, et qu'elle reçoit une récompense ou une punition éternelle, n'étant pas juste que les crimes qui ont été heureux sur la terre demeurent impunis, ni que les vertus qui ont été persécutées soient privées de la couronne qu'elles méritent. Cette vérité est si constante, que Cicéron a reconnu dans le livre de la Consolation que les bons et les médians n'habiteront pas le même lieu en l'autre monde. « Ces hommes, si éminents en sagesse, dit-il, n'ont pas été persuadés que le chemin du ciel fût ouvert à tout le monde. Ils ont enseigné au contraire que ceux qui seraient souillés de crimes seraient plongés dans un bourbeux limon et couverts d'épaisses ténèbres; au lieu que ceux qui auraient conservé leur pureté, qui auraient évité la corruption, et qui se seraient adonnés aux sciences et aux arts, s'élèveraient par un vol léger jusqu'au sein des dieux. Il est certain que ce dernier sentiment ne se peut accorder avec le dilemme qu'il avait proposé auparavant; car il supposait que toutes les âmes sont immortelles de la même manière, et il ne mettait aucune différence entre Aristide et Phalaris, entre Caton et Catilina. Nul ne peut s'apercevoir de la contradiction de ces sentiments, s'il n'est pleinement instruit de la vérité. S'il se trouvait donc quelqu'un qui nous demandât si la mort est un bien ou un mal, nous lui répondrions : que la qualité de la mort dépend de celle de la vie. Comme la vie est un bien quand elle se conforme à la vertu, et un mal quand elle est pleine de crimes, on doit faire le même jugement de la mort qui suit l'une et l'autre. La mort qui termine une vie qui a été employée au service de Dieu est un bien, parce que ce n'est qu'un passage à l'immortalité; celle qui termine une vie criminelle est un mal, parce qu'elle commence un supplice qui n'a point de fin. Il est donc clair que ceux-là se trompent, qui souhaitent la mort comme un bien, ou qui évitent la vie comme un mal ; et qu'ils n'ont pas assez d'équité pour peser dans une juste balance les biens et les maux qui leur arrivent. Après avoir joui de toute sorte de plaisirs, ils souhaitent la mort dès qu'il leur survient la moindre disgrâce, et la moindre adversité leur fait oublier toute leur prospérité passée. Ils soutiennent qu'il n'y a que du mal à souffrir dans le monde; et c'est de là qu'est venue l'extravagante opinion de ceux qui prétendent que ce que nous prenons pour la vie est une mort, et que ce que nous prenons pour la mort est une vie; et que le premier et le plus grand avantage que nous aurions pu avoir aurait été de n'être jamais venus au monde, et le second d'en être sortis aussitôt que nous y sommes venus. On l'attribue à Silène pour lui donner quelque poids. Voici comment en parle Cicéron, dans le livre de la Consolation. « Le plus grand avantage, dit-il, qui nous pût arriver était de ne point naître et de ne point tomber dans les écueils de cette vie. Le second était de mourir promptement, et d'échapper à la violence de la fortune comme à un funeste embrasement. » Les ornements qu'il a recherchés pour embellir cette pensée font voir qu'elle lui a paru véritable. Je lui demanderai volontiers: à qui c'est un avantage que de ne point naître, puisque avant que de naître, il n'y a aucun sentiment? C'est le sentiment qui fait trouver ou de l'avantage ou du désavantage en quoi que ce soit, le lui demanderai encore : pourquoi il compare la vie à un embrasement et à un écueil? Dépendait-il de nous de la recevoir? Est-ce de la fortune et non de Dieu que nous l'avons reçue? Enfin, quel rapport peut-elle avoir avec un embrasement ? Platon disait quelque chose de semblable, quand il rendait grâce à la nature de ce qu'elle l'avait fait naître raisonnable plutôt que bête, homme plutôt que femme, Grec plutôt que barbare, et enfin de ce qu'elle l'avait rendu citoyen d'Athènes et contemporain de Socrate. On ne saurait dire jusqu'où va l'égarement d'un esprit qui s'est une fois éloigné de la vérité. Pour moi je soutiens qu'il n'y eut jamais rien de si extravagant que cette parole de Platon. S'il était né ou barbare ou femme ou âne, il n'aurait pas été Platon. Il ajoutait peut-être foi aux rêveries de Pythagore, qui défendait de manger de la chair des animaux, et qui enseignait que les âmes pussent dans des corps de diverses espèces, ce qui n'est ni nécessaire ni possible. Cela n'est point nécessaire, parce que celui qui a créé les âmes peut en créer de nouvelles à mesure que de nouveaux corps se forment. Cela n'est pas non plus possible, et une âme raisonnable ne saurait changer de nature, et tendre en bas comme l'eau. Ce célèbre philosophe s'est imaginé que l'âme qui animait son corps pouvait passer dans celui d'une bête, et qu'y conservant l'intelligence et la raison, elle s'y pourrait plaindre d'être si indignement loger. N'aurait-il pas mieux fait de dire qu'il remerciait la nature de ce qu'il avait de l'esprit, de la docilité pour apprendre, ou bien pour se faire instruire ? Car quel avantage était-ce d'être né dans Athènes plutôt que dans une autre ville? N'y a-t-il pas eu dans d'autres villes des hommes qui ont excellé en esprit et en science, et dont un seul a surpassé tous les Athéniens en mérite? Combien y a-t-il eu d'Athéniens au temps de Socrate qui n'ont été que des ignorants et des insensés ! Le lieu de la naissance ne contribue en rien à la sagesse. Le temps n'y contribue pas davantage, et il n'y avait pas sujet de se vanter d'être venu dans celui de Socrate. Ce philosophe donnait-il de l'esprit à ceux qui n'en avaient point? Platon avait-il oublié qu'Alcibiade et Critias ont été des plus fidèles disciples de Socrate, et que cependant l'un a déclaré la guerre à sa patrie, et l'autre a opprimé la liberté de ses concitoyens ?
