XVI.
Ces philosophes doivent passer pour des hommes fort inutiles, puisqu'au lieu de pratiquer la vertu, ils consument toute leur vie dans des conférences et dans des disputes. La sagesse qui demeure oisive ne peut être qu'une sagesse vaine ou fausse. Cicéron a eu raison de préférer ceux qui gouvernent les États, qui fondent de nouvelles villes, qui font de bonnes lois pour la police de celles qui sont déjà toutes fondées, et qui y rendent la justice, aux professeurs de philosophie; car un homme de bien doit être dans une pratique continuelle des bonnes actions, bien loin de demeurer enfermé pour donner des préceptes, qui sont pour l'ordinaire plus mal observés par ceux qui les donnent que par les autres. Ces philosophes s'étant éloignés des véritables devoirs, il est clair qu'ils ne sont engagés dans leur profession qu'a dessein d'y acquérir de la facilité de parler et de suivre le barreau. Or ceux qui se contentent de parler sans faire ce qu'ils disent, ôtent le poids à leurs paroles. Qui voudrait observer les préceptes les plus salutaires, lorsque ceux qui les font enseignent eux-mêmes, par leur exemple, à ne les pas observer? C'est une chose fort louable que de donner de bons préceptes ; mais ceux qui les donnent sans les observer sont des imposteurs. Il n'y a rien de si extravagant ni de si injuste que d'avoir la vertu sur les lèvres, et de ne l'avoir pas dans le cœur. Tout ceci fait voir clairement que la plupart de ceux qui se sont adonnés à l'étude de la philosophie, au lieu de chercher à s'y instruire solidement, n'ont point eu d'autre dessein que d'y prendre du plaisir. Cicéron le témoigne par ces paroles. « Bien que leurs discours et leurs conférences renferment des semences très abondantes de science et de vertu, j'appréhende pourtant que quand on les comparera avec leurs actions et avec leurs mœurs, on ne juge qu'elles n'ont été qu'un agréable divertissement. » Il ne le devait point avancer avec crainte ni avec réserve; mais il n'a osé publier la vérité de peur que les philosophes ne se plaignissent de ce qu'il aurait révélé leurs mystères, et de ce qu'il aurait appris à tout le peuple qu'ils ne disputent point à dessein d'enseigner la vérité, mais à dessein de se divertir durant leur loisir, et que ne pratiquant aucune vertu, bien qu'ils conseillent aux autres de les pratiquer toutes, ils ne doivent être considérés que comme de vains parleurs. Le peu d'utilité que leurs raisonnements ont eu pour la conduite de la vie humaine, a été cause que personne n'a suivi leurs conseils durant plusieurs siècles et que dans la pratique ils s'en sont éloignés d'eux-mêmes. Il faut donc renoncer à une philosophie dont l'étude n'a ni règle ni fin, et s'adonner de bonne heure à la sagesse. On ne nous a point promis une autre vie où nous puissions jouir de la sagesse que nous aurons acquise en cette vie. C'est en celle-ci qu'il faut et acquérir la sagesse et jouir d'elle. Il faut la trouver et l'embrasser de bonne heure, pour ne perdre aucune partie d'une vie qui peut finir à chaque moment. Hortensius discourant contre la philosophie dans un dialogue de Cicéron, se trouve embarrassé d'une subtile objection qui lui était faite sur ce qu'il s'appliquait à l'étude de la philosophie, bien qu'il soutint qu'il ne s'y faut point appliquer. Cette objection ne nous touche point, nous qui rejetons la philosophie comme une invention de l'esprit humain, et qui ne maintenons que la sagesse, qui est un présent de Dieu. Quand Hortensius rejetait la philosophie sans apporter rien de meilleur, on l'accusait, avec quelque fondement, de rejeter la sagesse, et il était d'autant plus aisé de le convaincre, qu'il est constant que l'homme a été créé non pour être insensé, mais pour être sage. Hortensius s'est encore servi d'un autre argument extrêmement fort, pour prouver qu'il y a une grande différence entre la philosophie et la sagesse, qui est de faire voir l'origine et le principe de la philosophie. « Quand est-ce, dit-il, que les philosophes ont commencé à paraître ? Je pense que Thalès a été le premier. Il n'y a pas fort longtemps qu'il vivait : auparavant où était caché l'amour de la vérité dont les anciens brûlaient? » Lucrèce dit : que les secrets de la nature ont été découverts depuis peu, et qu'il est le premier qui se soit rendu capable de les expliquer en latin. Sénèque a employé depuis la même preuve. « Il n'y a pas mille ans, dit-il, que l'on connaît la source d'où la sagesse est venue. » Les hommes ont donc vécu durant plusieurs siècles sans aucun usage de la raison. Perse semble faire allusion à cette pensée, quand il dit en raillant : que la sagesse a été apportée à Rome avec le poivre et les palmes. Si cette sagesse est conforme à la nature, elle est aussi ancienne que lui ; si elle n'y est pas conforme, il ne la saurait recevoir. Or il est certain qu'il l'a reçue ; elle était donc dès le temps où il a été créé, et dès le commencement, auquel il n'y avait point de philosophie, ce qui fait voir que la philosophie et la sagesse ne sont pas une même chose. Les païens, qui n'avaient rien lu des saintes Écritures, et qui ne savaient rien de la manière dont la sagesse s'est obscurcie, ont cru qu'il n'y en avait jamais eu parmi les hommes, et ont eu recours à la philosophie pour lever les voiles dont la vérité leur paraissait couverte ; et c'est à cette occupation qu'ils ont donné le nom de sagesse.
